SENtract – Bismilah ci bilé sëmbëxloo…
N’eût été le vénérable et révéré ONG (Gueye ndiora bassi, woy naa la, je te flatte, on ne sait jamais, une augmentation pourrait venir), j’aurais ouvert cette chronique comme on amorce une nécrologie, et asséné : le théâtre sénégalais est mort. Mais le boss suprême a arrêté la main qui brandissait le poignard. Il a eu raison de m’obliger à la prudence : quelques recherches, même sommaires, sur le théâtre au Sénégal, révèlent au corbeau de mauvais augure l’impressionnant nombre de compagnie théâtrales, structures et lieux de formation dramatiques, conservatoires, centres de recherches sur le théâtre, salles, acteurs et actrices, sociétés de production en activité sur l’ensemble du territoire.
Il existe bel et bien une vie théâtrale sénégalaise. Dynamique, inventive, parfois reconnue hors de nos frontières, elle se déroule pourtant, étrangement, dans une sorte d’espace parallèle. Ou confidentiel. La question est de savoir pourquoi, surtout lorsqu’on la compare aux autres genres littéraires. Il y a pléthore de romans (plus ou moins lisibles, plus moins que plus) publiés chaque année dans ce pays et on en parle ; cargaison de recueils de poésie (les trois-quarts relèvent de la rimaille dominicale) régulièrement déversés là et qui trouvent malgré tout un peu d’écho. Il arrive même, si, si je vous jure, qu’on rencontre des essais intéressants. Mais le théâtre ? Mais les dramaturges ? Mais les pièces ? Rien ou presque. Paradoxal, pour un pays qui fut si fécond en la matière.
Il y a eu un âge d’or du genre. Il convient de ne pas le regarder longtemps. L’or est le teint de la nostalgie : trop vif, il aveugle. Et puis trop regarder en arrière donne le torticolis. Disons simplement que dans la foulée du premier festival Mondiale des arts (1966), des auteurs se sont révélés, qui devinrent presque instantanément incontournables (entre autres : Cheikh Aliou Ndao, Abdou Anta Kâ, Mbaye Gana Kébé, Marouba Fall, Bilal Fall, sans parler de géants déjà reconnus dans le monde comme Birago ou Césaire). Des pièces majeures furent créées et mises en scène ici. Des acteurs inoubliables (Douta Seck, ndeysaan, li ci ndanaan) s’y produisirent ; des compagnies mythiques y virent le jour ; de fins critiques louèrent ou éreintèrent des œuvres dans les pages culturelles des gazettes. On y porta romans et nouvelles sur les planches. Tout cela se passait à Dakar, autour du théâtre national Daniel Sorano, où ballets et orchestres lyriques, cantatrices et danseuses étoiles, accompagnaient une vie scénique de premier plan.
Cette effervescence s’est maintenue jusqu’à la fin des années 1980. On hésite à qualifier ce qui s’est passé ensuite d’effondrement. Mais il est évident que l’importance prise par la télévision, la réduction progressive des budgets de la culture à la portion congrue, la lenteur de la professionnalisation (et je ne parle pas uniquement de formation, mais aussi de prise en charge sociale et sociétale) du métier de comédien et du statut d’artiste, la diversification des offres culturelles constituent autant de facteurs qui ont imposé une profonde mutation du rapport au théâtre. Celui-ci, dans les années 1990, passa progressivement des scènes au petit écran, sous la forme de téléfilms hybrides -de veine souvent comique- empruntant au cinéma, et dont les séries contemporaines sont les héritières.
Le théâtre comme genre « pur » n’est pas mort, mais il a perdu du terrain, dans sa perception, sa représentation et son influence publiques, du moins. On rencontre aujourd’hui peu de monde dans le pays pour aller voir une pièce, lorsqu’on en monte une. Il ne faut peut-être pas s’empresser de déplorer : l’histoire et la pratique d’un genre sont mouvantes, et ses expressions, plurielles, dans ses supports comme dans ses lieux. Mais je trouverais triste que le théâtre « classique » ne soit plus qu’un souvenir et que les planches pourrissent de n’être plus foulées par des comédiens. Je trouverais triste que nous soyons condamnés à ne voir nous parvenir du Grand théâtre Doudou Ndiaye Rose que les images de manifestations où le « battrage » de billets fait loi. Je trouverais triste que le nom de Daniel Sorano ne soit plus associé qu’à un lieu où se produisent et se créent de moins en moins de pièces de théâtre inédites. Je trouve triste, enfin, que si peu d’auteurs s’intéressent à l’écriture de ce genre qui incarne pourtant, plus que la poésie, la puissance de l’oralité. Dans une société comme la nôtre, où cette dimension est capitale, le théâtre, plus soutenu, plus vu, plus actuel et actualisé, serait un formidable lieu contemporain de réflexion, de geste critique, de communion, de catharsis, de débats. Mais peut-être qu’on ne veut pas de ça ici. On préfère regarder la confrontation entre Karbala et Papychou. Il est vrai que ce sont, eux aussi, des comédiens. En un sens, on les mérite. Sunu théâtarr a ngook.
Par Dugu-Dugu Wagaan*
Chef-chroniqueur
Sentract.sn
(Dugu-Dugu Wagaan est l’auteur- maison de cette rubrique « Sëmbëxloo bi ». Qui est-il? Homme ou femme? Vieillard à l’orée du trépas ou jeune pétulant et pétillant ? Cadre retraité qui a géré sa carrière recta et veut désormais dire m….e à ses contemporains du SenRégal? Ou trentenaire adepte de fortes boissons qui oublie parfois de prendre les comprimés pour la stabilité de son humeur ? Duquel Dugu Wagaan n’est pas payé suffisamment par Sentract.sn pour révéler sa véritable identité. Un jour, peut-être…
Cette rubrique sera d’abord quinzomadaire. Pour vous tester. Si vous êtes sages et sans rage, la chronique deviendra hhebdomadaire.Ceci était l’entrée numéro 2. « Tout le monde s’asseoit et Dieu nous pousse! ». À bon entendeur…)