Depuis bientôt trente ans, le septuagénaire Omar el-Béchir dirige le Soudan d’une main de fer, en s’appuyant sur le puissant NISS, le Service national du renseignement et de la sécurité. Son régime est allié aux grandes puissances, mais il a du sang sur les mains. Depuis 2009, l’homme fort du régime est lui-même sous le coup d’un mandat d’arrêt lancé par le procureur de la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et génocide au Darfour. Asphyxiés par une économie dysfonctionnelle, les Soudanais manifestent dans les rues depuis un mois et réclament le départ de leur président. Cette contestation est devenue, selon les analystes, le plus grand défi posé au chef de l’Etat soudanais depuis son arrivée au pouvoir en 1989 par un coup d’Etat. Retour sur le parcours d’un des leaders politiques les plus controversés du continent africain.
Alors que le mécontentement populaire gronde dans les rues du Soudan, le site d’information américain The Daily Beast a fait sensation en revenant sur un épisode peu connu des négociations informelles qui s’étaient déroulées au début des années 2010 entre des militaires soudanais et un diplomate de haut rang de Washington, visant à renverser le régime déjà décrié d’Omar el-Béchir, à Khartoum.
Le site électronique raconte qu’en 2012, l’ambassadeur Princeton Lyman, qui était à l’époque l’envoyé spécial du département d’Etat chargé du Soudan et du Soudan du Sud, avait été discrètement contacté par un groupe d’officiers et de sous-officiers de l’armée soudanaise. Ces derniers se plaignaient d’être « professionnellement lassés » du leadership de Béchir. Soucieux de changer l’image négative du Soudan dirigé depuis trop longtemps par un « autocrate » accusé de génocide et soupçonné de financer le terrorisme dans le monde, ces militaires se demandaient comment réagiraient les Etats-Unis en cas de renversement du régime soudanais par un coup d’Etat.
L’Amérique, la première puissance du monde, ne pouvait pas officiellement apporter son soutien à un coup de force qui va à l’encontre de la légalité internationale, avait répondu en substance le diplomate à ses interlocuteurs. Tout en laissant entendre, entre les lignes, que si toutefois les putschistes s’engageaient à restaurer la démocratie à Khartoum et garantir le respect des droits humains, Washington ne s’opposerait pas au changement.
La suite de l’histoire est connue. Le complot fut découvert par le pouvoir soudanais, les officiers arrêtés et le sécurocrate n° 1 du régime, Salah Gosh, qui avait été mobilisé par les officiers comploteurs pour donner un visage politique à leur putsch, tomba en disgrâce. Ceci explique sans doute pourquoi ce dernier n’est jamais allé au rendez-vous avec l’ambassadeur Lyman, dans son hôtel au Caire, comme il avait été convenu entre les militaires de l’armée soudanaise et le diplomate américain.
Un régime autoritaire et sécuritaire
Princeton Lyman est décédé en août 2018, non sans avoir confié à la presse sa déception de voir le renouveau du Soudan repoussé aux calendes soudanaises. Or le timing de la révélation de cette affaire « ancienne » ne relève sans doute pas du hasard. Elle sonne comme un avertissement pour le régime soudanais, alors que le pays est plongé depuis des semaines dans une crise quasi-insurrectionnelle et que les analystes s’interrogent sur les scénarios de sortie de crise. Avec ou sans le retrait de l’homme fort du régime ?
Ce n’est pas toutefois le premier soulèvement populaire auquel le président Béchir est confronté depuis sa prise de pouvoir en 1989 par un coup d’Etat, renversant un gouvernement démocratiquement élu. En 2013 déjà, des émeutes contre une hausse de plus de 60% des carburants avaient ébranlé le régime. C’était la conséquence directe de la sécession en 2011 du Soudan du Sud où se trouvaient les trois quarts des puits de pétrole du Soudan uni.
La révolte avait été matée à coup d’une répression policière qui a fait 200 morts et plus d’un millier de blessés. « Le régime en a profité pour recentrer le pouvoir autour des services de renseignement et de sécurité et les faucons de l’armée », expliquait à l’époque sur les ondes de RFI le chercheur sur le Soudan Jérôme Tubiana. Ce recentrage permettra au gouvernement de contenir rapidement des manifestations qui secouent le pays de nouveau en janvier 2018, en réaction à l’inflation du prix des denrées alimentaires. Si le pouvoir semble avoir plus de mal pour maîtriser la contestation en cours aujourd’hui, « c’est en partie, explique Christian Elmet, chercheur émérite et spécialiste du Soudan, parce que les gens sont désespérés. Ils sont persuadés que l’amélioration de leur sort passe désormais par le renversement de ce régime, qui consacre 80% de son budget à la défense et à la sécurité dans le seul souci d’assurer sa propre pérennité ».
« Le régime est extrêmement autoritaire et sécuritaire », ajoute pour sa part l’historienne britannique Willow Berridge, spécialiste du Soudan. Cela n’a rien de surprenant compte tenu du militarisme qui définit la carrière et la vision politique de son fondateur, Omar el-Béchir. Né en 1944 dans une famille paysanne modeste de Hosha Bannaga, village situé à une centaine kilomètres au nord de Khartoum, l’homme était fasciné dès son plus jeune âge par la carrière militaire. Cette ambition l’a poussé, les études secondaires terminées, à partir poursuivre sa formation dans une école militaire au Caire et à combattre au sein de l’armée égyptienne lors de la guerre israélo-arabe de 1973.
De retour à Khartoum au milieu des années 1970, le jeune colonel gravit rapidement les échelons de l’armée soudanaise, tout en portant un regard critique sur les turbulences de la vie politique de son pays. Très impliqué avec d’autres officiers et sous-officiers de sa promotion de parachutistes dans le mouvement qui a débouché en 1985 à la chute du président Gafaar Nimeiry lâché par l’armée, il s’attachera à ne pas commettre les erreurs du président déchu lorsqu’il prend le pouvoir en 1989, à la tête d’une junte militaire. Ses premiers actes en tant que nouvel homme fort consisteront à placer sous sa férule les National Intelligence and Security Services (NISS), les services de sécurité et de renseignement et à fidéliser l’armée en lui cédant des pans entiers de l’économie.
Un paria diplomatique
Le succès du coup d’Etat du 30 juin 1989 s’explique aussi par le soutien qu’ont apporté à la junte militaire les islamistes, menés à l’époque par le sulfureux Hassan al-Tourabi. Sous l’influence de ce prédicateur populaire, Omar el-Béchir engage le pays sur le chemin de l’islamisme radical, introduisant la charia dans une société nationale divisée à l’époque entre le nord majoritairement musulman et le sud peuplé de chrétiens et d’animistes. Avec cette islamisation forcée, la guerre civile qui faisait rage depuis 1983 entre Khartoum et les rebelles sudistes non-musulmans va s’aggraver, entraînant à terme la sécession du sud et des maux économiques dont le Soudan a du mal à se relever. Le conflit a par ailleurs coûté deux millions de vies et n’a pris fin qu’en 2005.
Le Soudan des années 1990 où Omar el-Béchir installe son pouvoir est un véritable cocktail islamo-militariste, avec la présence sur son sol de jihadistes ayant combattu en Afghanistan, dont le chef d’al-Qaïda , Oussama ben Laden. Celui-ci a vécu à Khartoum entre 1991 et 1996, avant d’en être expulsé sous la pression des Etats-Unis. Chemin faisant, le régime prendra ses distances par rapport à Tourabi l’islamiste, pointé du doigt comme la principale cause de la détérioration de l’image du Soudan dans le monde. C’est en effet de cette époque, plus précisément de 1993, que date le placement du Soudan, soupçonné d’abriter des terroristes impliqués dans des attentats sur le territoire des Etats-Unis, sur la liste noire américaine des « Etats soutenant le terrorisme ».
Les conflits armés qui ont jalonné le règne d’Omar el-Béchir, notamment ceux menés contre les rebelles au Sud, mais aussi au Darfour avec des centaines de millions de morts et des millions de déplacés ainsi que dans plusieurs autres régions du pays, ont également contribué à l’isolement diplomatique du Soudan. Les massacres et les crimes commis au Darfour par les troupes lancées par l’homme fort de Khartoum valent à ce dernier d’être accusé de crimes contre l’humanité, crimes de guerre et génocide par la Cour pénale internationale (CPI). Le mandat d’arrêt lancé par la Cour de La Haye en 2009 fait d’Omar el-Béchir le premier chef d’Etat en exercice à être inculpé par cette juridiction, limitant sa liberté de voyager à l’étranger de peur d’être arrêté.
Or l’homme est coriace et n’hésite pas à défier la CPI, comme en témoignent les 150 visites dans des pays étrangers qu’il a effectués depuis le lancement du mandat d’arrêt contre lui le 4 mars 2009. 19 jours après cette date fatidique, le président Béchir se trouvait en Erythrée en voyage officiel. Il a, depuis, été reçu à Pékin par Xi Jinping, à Moscou, il y a deux ans par Vladimir Poutine, mais aussi au Caire, à Pretoria, à Ndjamena et plus récemment par Bachar el-Assad à Damas.
L’arrière-cour de l’Egypte
C’est sans doute cet esprit de défiance qui a poussé le général-président à sortir récemment dans les rues de Khartoum en pleine ébullition pour narguer les manifestants qu’il a qualifiés de « comploteurs ». Brandissant sa canne au-dessus des têtes, il a harangué la foule des militants de son parti amenés par bus entiers des lointaines provinces qui lui restent encore acquises, sans oublier de dénoncer « les agents étrangers, les traîtres et les mercenaires ». Une phraséologie qui renvoie aux intérêts étrangers, notamment à ceux des Etats-Unis responsables, aux yeux de Khartoum, de ses difficultés économiques. L’embargo imposé par Washington pendant 20 ans ne lui a-t-il pas interdit de mener des activités commerciales et des transactions financières à l’international ?
Pour nombre d’observateurs de la vie politique soudanaise, cette défiance publique visant les Occidentaux relève du Grand Guignol, destiné à épater la galerie. En réalité, depuis les attentats du 11-Septembre 2001 au moins, le régime soudanais travaille main dans la main avec l’Occident, notamment avec les Américains. La CIA, qui a installé son plus grand bureau en Afrique à Khartoum, s’appuie sur les influents services de sécurité et de renseignement, le NISS, pour infiltrer les « shebabs » somaliens et combattre les cellules jihadistes qui prospèrent dans la Libye voisine et dysfonctionnelle. C’est d’ailleurs sous les pressions des dirigeants de la CIA et du Pentagone que Barack Obama avait pris la décision de desserrer les sanctions américaines contre le régime soudanais.
L’administration Trump a, pour sa part, poursuivi la même politique en l’approfondissant, en levant dès octobre 2017 l’embargo commercial vieux de plusieurs décennies et en engageant des négociations pour sortir le Soudan de la liste des « Etats soutenant le terrorisme ». Une décision dans ce sens serait imminente. « Quels que soient les errements de Béchir, les Américains ne le laisseront pas tomber car ils ne veulent pas que le bordel arrive au Soudan, qui est après tout l’arrière-cour de l’Egypte », ajoute Christian Elmet.
Pour les Européens également, Khartoum est un pilier stratégique dans leur lutte contre les migrations. « Toute instabilité dans ce pays pourrait entraîner une nouvelle vague de migrations vers l’Europe », explique un diplomate sous couvert de l’anonymat. Cette position stratégique qu’occupe aujourd’hui le Soudan dans la Corne de l’Afrique est une aubaine pour Omar el-Béchir. Conscient de sa force, celui-ci a même diversifié sa diplomatie, en invitant la Russie à venir installer une base militaire sur la mer Rouge. Fin stratège, l’homme a aussi renoué avec les Saoudiens et les Emiratis, tout en faisant les yeux doux à leurs rivaux turcs et qataris.
Les trois scénarii
Or, il n’est pas sûr du tout que ce savant dosage d’alliances géopolitiques puisse suffire à Omar el-Béchir pour sortir son pays du marasme économique qu’il traverse depuis la perte de l’essentiel de ses ressources pétrolières, ni pour contenir les vagues de contestation auxquelles son régime militaro-sécuratiste est confronté depuis plus d’un mois. Les caisses sont vides et les investisseurs ne veulent pas venir dans un pays gouverné par un régime réputé corrompu et prédateur.
Asphyxiés économiquement à cause de l’inflation qui a atteint 70% en fin d’année 2018 et les dévaluations à répétition de leur monnaie, les manifestants soudanais réclament du pain, mais aussi le développement et la démocratie. Ils réclament le départ d’Omar el-Béchir, qui s’était fait désigner juste avant les événements candidat à la présidentielle de 2020 pour un troisième mandat, alors que la Constitution en autorise deux. Cette perspective est peut-être compromise par la contestation dont ne voit pas la fin et qui semble gagner même les camps du pouvoir. Les réseaux sociaux parlent des scènes de fraternisation entre les manifestants et les forces de sécurité.
« On est entré dans un schéma révolutionnaire », affirme pour sa part Christian Elmet, chercheur émérite et spécialiste du Soudan, rappelant que les deux premiers régimes que ce pays a connus après l’indépendance ont été renversés en 1964 et 1985 par des soulèvements populaires similaires au mouvement de contestation actuel. Même l’opposition, longtemps malmenée par le régime, semble y croire. Vingt-deux partis de l’opposition instituée ont signé un communiqué commun appelant à la mise en place d’un « gouvernement de transition (…) qui convoquerait des élections pour rétablir la démocratie et les libertés publiques » dans le pays.
« Le processus à l’œuvre dans le pays est susceptible d’entraîner la fin brutale du régime en place, même si je ne crois pas qu’on ait encore atteint au Soudan un point de non-retour où l’armée régulière ainsi que l’appareil sécuritaire puissent se retourner contre le président Béchir », juge Ahmed Soliman du think-tank Chatham House, basé à Londres.
Le pouvoir d’Omar el-Béchir, pourrait-il survivre à la crise actuelle, s’interroge aussi le centre de réflexion International Crisis Group (ICG), dans un rapport publié début janvier. Ce rapport propose trois scénarii de sortie de crise : coup d’Etat militaire, démission d’Omar el-Béchir ou survie du régime et de son fondateur. Ce dernier scénario semble le plus plausible dans l’état actuel des rapports de force, si l’on en croit les chercheurs et les analystes. Mais « ce sera au prix de la poursuite du déclin économique, d’une plus grande colère populaire, de davantage de manifestations et d’une répression plus dure », écrit le rapporteur de l’ICG.