Tract – Comme en Tunisie où le discours xénophobe explose, le racisme anti-noirs est omniprésent dans le royaume chérifien. A Aït Amira, dans le sud du Maroc, des migrants subsahariens racontent le calvaire qu’ils subissent au quotidien. Éric Landal, envoyé spécial à Aït Amira (Maroc) raconte, dans le quotidien français Libération de ce mercredi 29 mars 2023.
Bakary (1)na refusé de donner son téléphone à son agresseur. Il a reçu un coup de machette. L’attaque contre ce Sénégalais est encore dans tous les esprits de la communauté subsaharienne d’Ait Amira, une commune rurale située à une vingtaine de kilomètres d’Agadir, au Maroc. Ses amis ont enregistré le cliché de son doigt tailladé. «C’est arrivé il n’y a même pas une semaine», souffle avec amertume Mohammed, un Guinéen de 28 ans, en tendant son smartphone. La photo montre une plaie ouverte sur plusieurs centimètres, l’os apparent. «Ici, on nous traite comme des animaux. Si tu ne fais pas ce que les Marocains te demandent, tu risques gros. Et s’il t’arrive quelque chose, la police ne fera rien pour toi.»
Attablés dans la petite boutique «Space Africa», où se vendent draps en wax, pâte d’arachide et brosses à dents. une dizaine de ressortissants subsahariens discutent d’un phénomène trop longtemps resté tabou au Maghreb: le racisme anti-noirs. Il y a quelques jours, les propos haineux du président tunisien, Kaïs Saied, à l’égard des «hordes d’immigrés clandestins d’Afrique subsaharienne» ont déclenché une flambée d’attaques racistes contre les migrants du pays voisin. «Au moins, il a eu le mérite d’être honnête. Les « blacks » du Maroc n’ont pas plus de liberté qu’en Tunisie, sauf que personne ici n’ose le dire tout haut», fustige Mamadou, un Sénégalais installé dans le royaume depuis six mois.
Le Maroc, devenu ces vingt dernières années un lieu de transit et d’immigration, est souvent épinglé par des organisations de défense des droits humains pour les mauvais traitements infligés aux migrants d’origine subsaharienne. Ces mesures répressives se sont généralisées depuis la reprise des relations diplomatiques entre Rabat et Madrid, avec des arrestations massives et des transferts de population dans les régions méridionales. «La collaboration entre l’Europe et le Maroc accroît la vulnérabilité des migrants à toute une série de violations des droits de l’homme, contribue à attiser le racisme à l’égard des ressortissants d’Afrique de l’Ouest et d’Afri-| que centrale». pointe un récent rapport du groupe antiraciste de défense et d’accompagnement des étrangers et migrants. De son côté, la presse dénonce régulièrement le «déferlement» d’une vague de Sub-sahariens et s’inquiète d’une potentielle «invasion» du pays. Des exemples d’actes racistes, Mamadou «pourrait en citer des dizaines». La veille encore, alors qu’il rentrait de Laâyoune, dans le Sahara Occidental, «des Marocains sont descendus du bus quand ils ont vu qu’il y avait des noirs à l’intérieur.
On a vécu des choses tellement choquantes qu’on ne peut même pas tout raconter…»
«Livrés à nous-mêmes»
A tour de rôle, les Subsahariens énumèrent les discriminations dont ils ont été victimes: agressions, vols, insultes ou humiliations. «Si quelque chose coûte 1 dirham, le vendeur t’en demandera 2. Idem pour les loyers, que l’on paie parfois 500 dirhams [45 euros, ndlr] alors que les Marocains ne déboursent que la moitié de cette somme.» Peu à peu, les langues se délient, y compris chez les plus timides: «En fait, ils ne nous considèrent pas…» dit un adolescent au regard sombre et vêtu d’un maillot de football du Paris Saint-Germain. Mayda, la propriétaire des lieux, pose un plat de mafé de poulet sur la table. Une forte odeur de gaz se dégage de la cuisine.
Originaires notamment du Sénégal, de Guinée, du Mali, de la Côte d’Ivoire, du Cameroun, ces femmes et ces hommes se sont exilés à Aït Amira dans l’espoir d’une vie meilleure. Par voie terrestre ou aérienne, la plupart ont d’abord débarqué dans des grandes villes comme Casablanca, Agadir ou Tanger avant de mettre le cap sur cette localité de 65000 habitants, réputée pour son attractivité professionnelle. Malgré son climat sec, la région du Souss-Massa dispose d’une superficie agricole de plus de 615000 hectares.
Elle assure les trois quarts de la production nationale et près de 95% des exportations. Autour de la ville, les vastes exploitations, où sont cultivés tomates, poivrons et framboises, s’étendent à perte de vue. C’est ici, sous ces serres bâchées, loin des regards, que les Subsahariens voient leurs rêves s’envoler.
Dans sa veste en treillis trop large pour sa maigre silhouette, Sekou, diplômé d’une licence d’administrateur à Conakry, raconte sa longue descente aux enfers: «J’ai quitté la Guinée pour Casablanca pour poursuivre mes études mais je me suis retrouvé à dormir dans la rue. J’ai déménagé à Ait Amira pour essayer d’obtenir un emploi mais il n’y a plus de travail. On n’arrive plus à payer notre loyer, parfois même à nous nourrir: Même si nous sommes des migrants. nous avons besoin d’un minimum de considération. Mais, nous sommes complètement livrés à nous -même.
Car la ville d’Aït Amira n’a plus rien à offrir à ces déracinés. Le Maroc a subi cette année la pire sécheresse depuis quatre décennies et l’emploi tant espéré se fait de plus en plus rare. Pour les autres, les conditions de travail sont épouvantables. Sans contrat de travail et sans papiers, les Subsahariens sont soumis aux tâches les plus difficiles. «Tout ce qui est dur, c’est pour nous. Comme on est noirs, on croit qu’on ne se fatigue pas, qu’on est invincibles, s’emporte Mamadou. A 5 heures du matin, on vient chercher les noirs pour les amener dans les champs.»
Casseroles et biberons sales
«On n’a aucun jour de repos, même si on tombe malade. Si on loupe un jour de travail, on est virés. Certains s’évanouissent à cause de la chaleur; renchérit Koffi, qui explique que les migrants ne sont pas payés plus d’un dirham de l’heure. Mais si tu ne veux pas te retrouver à faire la manche, tu es obligé de serrer les dents. » Les femmes enceintes et les mineurs ne sont pas épargnés.
L’année dernière, un bébé est né dans les champs. Plusieurs personnes auraient également été intoxiquées par les pesticides qu’elles pulvérisent sans protection.
L’état de précarité extrême dans lequel vivent ces communautés est encore plus visible dans le quartier d’Agouram, le plus défavorisé de la ville. Le paysage ressemble à un bidonville laissé à l’abandon. Des déchets jonchent le sol d’un immense terrain vague où des enfants jouent au foot entre des chiens errants. Autour des ruelles poussiéreuses, les maisons en brique n’ont jamais été terminées. Un troupeau de chèvres traverse la rue alors que l’appel à la prière résonne au loin.
Le quartier est divisé selon les pays d’origine des Subsahariens. Dans la zone où vivent principalement les Ivoiriens, un groupe de femmes et de bambins est regroupé chez Fatoumata, originaire d’Abidjan. Cette dame au visage grave et aux traits tirés tient à montrer le logement insalubre dans lequel elle vit depuis plus d’un an avec sa sœur et ses deux enfants. L’ampoule du salon a grillé. La famille vit dans le noir, sans électricité. Des casseroles et biberons sales s’entassent dans la cuisine. La peinture rose de la chambre est écaillée, les murs fissurés. Elle dort sur un matelas à même le sol. «Au total, l’appartement nous coûte 1000 dirhams par mois mais on a du mal à payer. Dieu merci, nous avons un peu d’argent de côté, car on a perdu notre travail. La vie ici est très difficile.»
«Trompés par les passeurs»
Pour assister ces femmes et hommes vulnérables, Koffi, diplômé de cinéma à Conakry, a créé un groupe d’entraide sur WhatsApp: «Je les assiste dans leurs démarches administratives, leur indique comment fonctionne le système de santé, se procurer des médicaments, porter plainte au commissariat, etc. Personne ne nous aide, alors comment faire autrement? On doit accepter notre sort. » Aucun de ces Subsahariens ne compte rester dans le royaume chérifien sur le long terme. Tous rêvent d’un avenir prospère en Europe. «On leur promet une vie meilleure au Maroc, certains sont trompés par les passeurs. Mais ils déchantent très vite.»
Deux solutions s’offrent alors à eux: retourner au pays ou tenter la dangereuse traversée vers les Îles Canaries pour rejoindre le continent européen. A cause de la militarisation des enclaves de Melilla et Ceuta, dans le nord du pays, un nombre croissant de migrants tentent leur chance via cette route migratoire, considérée comme l’une des plus mortelles du monde. Selon l’ONG Caminando Fronteras, près de 4400 personnes ont péri en 2021 sur les routes maritimes vers l’Espagne, dont 90% en direction des îles Canaries. En raison de la courte distance qui sépare les côtes africaines de l’archipel, les principaux points de départ sont les villes de Laâyoune, Dakhla, Tan-Tan, Tarfaya, Akhfennir ou Cap Boujdour. Désespéré, Sékou avoue avoir déjà pensé à prendre le large, avant d’y renoncer: « Si les Africains sont traités de cette manière alors qu’ils sont en Afrique, je n’ose pas imaginer quel serait notre sort en Europe. Des amis ont tenté la traversée, certains sont morts. Si le Maroc nous offrait des opportunités, personne ne songerait à monter dans un Zodiac ».
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(1) Tous les prénoms ont été modifiés.