À six mois des élections législatives et de la présidentielle, les sondages détectent une opinion vent debout contre ses dirigeants. Entretien avec Hassen Zargouni, président de Sigma Conseil, le premier institut de la place.
À six mois des législatives et de la présidentielle, quelle est l’humeur politique des Tunisiens ?
Hassen Zargouni : 50 % d’entre eux auront fait leur choix d’ici l’Aïd, le 6 juin, période où les familles se réunissent, discutent entre elles. 10 % décideront le jour du vote, 40 % dans les dernières semaines.
Pourquoi l’opinion publique se détourne-t-elle de ses dirigeants ?
En 2011, au lendemain de la révolution, on avait l’affrontement entre ceux qui prônaient la rupture et ceux qui voulaient la continuité avec l’ancien régime. Les « rupturistes » ont gagné : le parti Ennahdha en tête ainsi que le CPR du président de la République Marzouki. Ils ont eu le pouvoir pendant trois ans, mais la situation économique et sociale ne s’est pas améliorée. L’insécurité a progressé, le terrorisme a resurgi, le pays a connu un phénomène inédit avec deux assassinats politiques (1). En 2014, l’enjeu est devenu islam politique vs État civil. Pour aboutir, après les élections, à une alliance entre les deux forces. Depuis, on guette si les promesses de campagne ont été tenues, si le consensus à la tunisienne (alliance de l’islam politique et de ses adversaires) parvenait à un résultat positif. La réponse est venue en 2018, aux élections municipales, où un tiers des votes est allé aux indépendants. Un signal fort pour les partis. Signal qu’ils ont ignoré. On aborde les élections de 2019 avec un fort sentiment de défiance envers les partis. Certains électeurs veulent les « punir ».
Comment ce mécontentement, sinon cette colère, s’exprime-t-il ?
Il apparaît dans nos sondages une appétence pour l’antisystème ou le hors-système. C’est nourri parce ce qui se passe en Ukraine, au Brésil, aux États-Unis, le Brexit… Trois tendances sont actives, la quatrième étant passive puisqu’elle nourrit l’abstention. Aux municipales, seulement 20 % du corps électoral s’est déplacé. Première tendance : la restauration. Elle est née du sentiment de l’incurie de l’État. Une partie de l’opinion exprime un besoin d’ordre, de « martialisation », d’autocratie : c’est la figure d’Abir Moussi, et son parti PDL, qui l’incarne. Elle surfe sur la vague « c’était mieux avant », appuyée par les forces de l’ancien régime.
Qui incarne ce populisme en 2019 ?
Les gens expriment un besoin de solidarité qui ne passe plus par les transferts sociaux. C’est un populisme d’assistance directe. L’incapacité de l’État à assurer ses missions de développement du pays a donné naissance à un pays qui vit en parallèle. On se prête de l’argent sans passer par les banques, on met ses enfants dans des écoles parallèles – coraniques ou autres –, on pratique une santé parallèle, hors pharmacie, etc. C’est le patron de la chaîne Nessma, Nabil Karoui, qui incarne ce populisme. Il est crédité de 22 % d’intentions de vote au premier tour de la présidentielle. La troisième tendance est un rigorisme juridique incarné par Kaïs Saïed. Ce professeur de droit constitutionnel estime que le système actuel est un cartel qui englobe partis au gouvernement et opposition, une caste. Et que tous les projets constitutionnels majeurs sont entravés par ce système. Cela fait cinq ans que la création de la Cour constitutionnelle est bloquée par les partis au pouvoir. J’ai été le premier à l’appeler le Robespierre tunisien. Il est en tête des intentions de vote avec plus de 22 %.
Pourquoi ces nouvelles donnes se cristallisent-elles aujourd’hui ?
En un mois, on a eu plusieurs déclarations de candidature ou d’intérêt pour le processus. C’est un artefact statistique : se déclarer six mois avant le scrutin. Ces sondages ont provoqué des réactions d’une violence inouïe. Le président de la République et le premier parti à l’Assemblée nous ont cloués au pilori. Nos chiffres démontrent la fin du bipartisme. On a désormais cinq partis entre 10 et 20 % : le pays est ingouvernable, car ils se détestent tous. Le système est profondément ébranlé.
Quelle est la principale préoccupation des Tunisiens ?
La cherté de la vie. Le Tunisien n’est plus à l’écoute des visions à long terme, il veut savoir s’il trouvera des fruits et légumes à des prix raisonnables. La situation économique et sociale est telle que tout discours sophistiqué est nié. On n’est plus dans la tentation de renverser la table, mais de punition à l’égard de ceux qui dirigent le pays depuis 2011.
Qu’en est-il du chef de gouvernement, Youssef Chahed, qui ne s’est pas encore déclaré ?
Il est à la Kasbah depuis presque trois ans. Il paraît encore propre, il apparaît déterminé. Il a subi beaucoup de coups, venant successivement du syndicat UGTT, du président de la République, d’Ennahdha, de son propre parti Nidaa Tounes… Ce qui fait beaucoup de pages sponsorisées sur les réseaux sociaux qui tapent sur lui. Il y a aussi la conjoncture. La mort de quinze bébés à l’hôpital de La Rabta, le décès de travailleuses agricoles… Quoi qu’il arrive, il est le numéro un du système. Dans la lutte antisystème/système, il incarnera le système.
Les Tunisiens sont-ils conscients que le pays risque d’être ingouvernable faute de majorité ?
Non. Ils le voient déjà comme étant ingouvernable. C’est ce que veut vendre Tahya Tounes (le parti fondé sur mesure pour Chahed) : s’ils sont au pouvoir, ils feront l’inventaire des blocages pour les casser.
Les islamistes d’Ennahdha demeurent-ils les faiseurs de rois ?
Oui. Et ils n’auront pas de candidat à la présidentielle.
(Avec Le Point)
1. Chokri Belaïd, un leader de la gauche, est assassiné le 5 février 2013. Le député Mohamed Brahmi sera exécuté devant son domicile le 25 juillet.