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REPORTAGE- Digital : Quelles raisons au fulgurant succès de la « Silicon Savannah » du Kenya ?

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Le Kenya se positionne de plus en plus comme un laboratoire de solutions innovantes à partir de technologies nouvelles. Qu’en est-il réellement de cet écosystème tant vanté ?

C’est un monde où le boda boda (taxi-moto) s’arrête à peine quand on lui fait signe. De quoi plutôt inviter à commander la course sur une application de transport à la demande. C’est un monde où la marchande ambulante vendeuse d’arachides, l’agent de l’administration et le fournisseur d’électricité préfèrent au cash le paiement mobile – quand ce n’est pas le seul moyen de règlement. C’est un monde où des agriculteurs peuvent accéder en temps réel à des informations sur la météo ou sur le prix des produits et financer un panneau solaire grâce à un système de microcrédit activé par une carte SIM. Bref, un monde de services – ce secteur contribue à la moitié du PIB kenyan depuis une dizaine d’années – dont le bras armé est l’innovation, un monde où (presque) tout devient possible avec un téléphone.

La « faim de créer des solutions »

« À Nairobi, il y a des gens qui cherchent constamment à développer de nouvelles technologies. Notre avantage par rapport à des pays plus développés, c’est qu’on a des problèmes. Et nos problèmes sont des opportunités pour créer des solutions. Donc, dès que quelqu’un arrive avec une nouvelle technologie, il y a un potentiel pour que ça marche », explique Roy Mwangi Ombatti, qui a choisi, lui, de mettre l’accent sur le hardware, moins prisé. Dans le garage d’une coquette villa squattée par de jeunes entreprises, il fabrique des imprimantes 3D à bas coût à partir de matériaux recyclés.

Un peu de pétrole, et des idées ? Pour le moins, on trouve au Kenya un terreau qui favorise leur éclosion. Fibre optique depuis 2009, pénétration du téléphone mobile supérieure à 100 %, centres d’innovation réputés, multitude d’incubateurs et d’accélérateurs de start-up, classe moyenne hyper connectée… À Nairobi, le secteur des nouvelles technologies n’aimante pas que les entrepreneurs de la « tech » locaux et les géants mondiaux du Web (GoogleMicrosoftSamsungIntel, etc.). Il suscite aussi des vocations. « Vous rêvez d’utiliser la technologie pour changer le monde ? Rejoignez le mouvement Andela », aguiche l’école de codage informatique Andela, qui reçoit déjà 2 000 candidatures par mois – pour seulement 15 apprentis développeurs admis en moyenne à l’issue de boot camps intensifs de deux semaines. « Les Kenyans ont faim de créer des solutions. Mais les start-up fleurissent aussi, car, face au chômage (18,5 % chez les 18/24 ans, selon la Banque mondiale, NDLR), les jeunes se tournent vers l’entrepreneuriat. Si on pense avoir une solution qui marche, on peut créer une société rapidement. Le gouvernement a facilité les démarches administratives, et il intervient peu », relève Benson Mutahi, community manager du Ihub.

À Nairobi, à chaque problème, sa start-up. Elles sont partout, proposant de collecter ou recycler les déchets…© SIMON MAINA / AFP

Ihub, l’incubateur pionnier

Créé en 2010, le Ihub, incubateur phare de Nairobi, occupe deux étages d’une grande tour vitrée dans le quartier branché de Kilimani. Des espaces à la déco sophistiquée, où l’on s’adresse des saluts furtifs et discrets. À peine les volubiles étudiants britanniques et kényans qui participent à un workshop dans un coin du bâtiment troublent-ils le silence religieux qui règne au 6e – l’étage des développeurs. Cent sept sociétés cohabitent ici. Parmi elles, la plateforme de commerce en ligne Sky.Garden, qui a emménagé en juin 2018. « Le Ihub, c’est plus qu’un bureau. Tu peux interagir avec d’autres entrepreneurs, discuter avec des experts, et c’est aussi idéal pour serrer des mains, faire des rencontres importantes », explique Isaac Hunja, responsable du marketing et cofondateur de Sky.garden. Lancé en mai 2017, ce site de e-commerce vient combler le manque de supermarchés au Kenya. On y trouve du matériel informatique, du maquillage, de l’électroménager, des vêtements… Chaque produit renvoie vers la boutique virtuelle d’un vendeur, dont le profil varie du commerçant informel à la PME. « Vous ou votre grand-mère, n’importe qui peut devenir vendeur en quelques clics sur notre portail : on a développé des outils hyper simples pour mettre en ligne les articles, les promouvoir, et créer son propre magasin gratuitement. C’est une expérience complètement autonome », résume Isaac Hunja dans un pitch bien rodé.

Sky.garden, un acteur dans l’e-commerce

Sky.garden entend se démarquer des autres enseignes de commerce électronique en réduisant fortement les délais de livraison (5 jours au lieu d’environ 5 semaines) et de paiement du vendeur (8 jours au lieu plusieurs semaines). En février 2018, la start-up a levé 1,07 million d’euros. « C’est peut-être la success-story de demain », sourit Benson Mutahi, confiant dans le potentiel du e-commerce au Kenya, où 27 % des entreprises vendent désormais leurs produits en ligne, selon un rapport officiel.

Et de citer les succès du centre commercial en ligne Kilimall ou de Twiga Foods, le maraîcher qui a fait sauter les intermédiaires entre vendeurs et acheteurs dès 2014. Cette appli connecte directement les agriculteurs des zones rurales (8370 à ce jour) aux consommateurs des villes. Et sa flotte de triporteurs jaunes n’a pas fini de sillonner le pays : Twiga Foods a levé 8,9 millions d’euros en novembre 2018.

Kenya, porte d’entrée des investisseurs américains en Afrique

Trouver les bonnes idées pour pallier des lacunes est une chose ; encore faut-il obtenir les fonds nécessaires pour développer la technologie idoine. Or, à cet exercice, les start-up kenyanes s’en sortent plutôt bien. Financées à hauteur de 312 millions d’euros en 2018 (un chiffre en hausse de 136 % par rapport à 2017), selon le rapport annuel du fond Partech Africa, elles restent les plus attractives d’Afrique, devant le Nigeria et l’Afrique du Sud. Outre l’écosystème favorable aux nouvelles technologies, Christian Jekkinou, directeur exécutif du fond Afric’Innov, relève d’autres points forts du Kenya. « Si vous regardez l’actionnariat des entreprises qui ont reçu des investissements, vous verrez de nombreux Américains et Kenyans de la diaspora. |…] Quand les États-Unis ont commencé à regarder vers l’Afrique, le Kenya a été leur porte d’entrée. Le pays a su très tôt attirer des partenaires américains, par la qualité de ses infrastructures, de sa connexion internet, mais aussi parce que les Kenyans s’approprient facilement et rapidement les nouvelles technologies », note cet observateur. Illustration emblématique de l’adhésion populaire à une nouvelle pratique : M-Pesa (Pesa signifie argent en swahili), l’appli de paiement mobile devenue essentielle dans la vie quotidienne des Kenyans.

M-Pesa : le saut technologique

Pensé à l’origine par des chercheurs d’un organisme britannique d’aide au développement qui se sont rapprochés du groupe de télécom Vodafone, M-Pesa fut introduit en 2007 au Kenya par l’opérateur local Safaricom (détenu alors à 40 % par Vodacom, filiale sud-africaine de Vodafone). Il a ensuite été lancé en Tanzanie, en Afghanistan, en Afrique du Sud… Mais c’est au Kenya qu’il a révolutionné le quotidien des consommateurs. En mars 2008, un an après son lancement, M-pesa avait attiré près de 2 millions de clients ; puis 6 millions en mars 2009, et enfin 22,6 millions en 2018 (pour une population de près de 50 millions de personnes). Et nul besoin d’être particulièrement technophile, doté d’un smartphone (un vieil appareil basique fait très bien l’affaire) ou connecté à Internet pour effectuer un paiement ou envoyer de l’argent à un proche. Il suffit de taper successivement trois numéros sur son téléphone (montant, numéro du bénéficiaire, code à 4 chiffres). « M-Pesa, c’est ce qu’il y a de mieux au Kenya », sourit Wilfred, chauffeur de 21 ans, en déposant 800 KES à la tenancière d’une boutique de biscuits et de produits d’hygiène, absorbée par un débat véhément à la radio. Sa petite échoppe a été repeinte en vert et estampillée de l’inscription M-Pesa lorsqu’elle est devenue une agente Safaricom, apte à encaisser ou décaisser de l’argent. Comme cette sexagénaire du centre de Nairobi, ils sont plus de 150 000 déployés à travers le pays.

Des factures d’électricité jusqu’au kilo de tomates, on paie tout avec M-Pesa…

© TONY KARUMBA / AFP

L’innovation, instrument du développement ?

Sur un continent marqué par un faible taux de bancarisation, ce type de services financiers permet aujourd’hui d’acheter des biens et des services, mais aussi d’épargner et de contracter des prêts. La part d’adultes en situation d’exclusion financière est ainsi passée de 38,4 % de la population en 2006 à 17,4 % en 2016 au Kenya. M-pesa a selon la politiste Nanjala Nyabola* « placé un pouvoir considérable entre les mains des consommateurs ». « M-pesa a permis à ses clients d’accéder à des services financiers que des banques établies refusaient de leur fournir. Certains ont pu investir et faire prospérer des commerces », écrit-elle. Dans d’autres secteurs tels que l’éducation, l’environnement ou l’agriculture (qui représente environ 1/3 du PIB au Kenya), les innovations qui fourmillent permettent d’accélérer le développement économique, dans des objectifs de durabilité. « Les nouvelles technologies ne règlent pas tous les problèmes en Afrique, mais elles en règlent beaucoup, et il y a une dynamique », conclut Christian Jekkinou. Et Nairobi, baptisée « Silicon Savannah », en référence à la Silicon Valley qui s’étend au sud de San Francisco, propose quantité d’exemples en la matière, qui méritent qu’on y soit attentif.

Avec Le Point (Agnès Faivre)

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