[INTERVIEW] TIMBA BEMA: ‘Mon roman prend sa source dans un malaise’

TIMBA BEMA

Tract – Échange fleuve entre le critique littéraire Nkul Beti et l’écrivain Timba Bema, Grand prix littéraire d’Afrique noire 2018, sur son premier roman « La maladie sans nom », publié aux éditions Les lettres mouchetées le 13 septembre 2024.

 

 Présentez-vous à nos lecteurs

Je suis écrivain. Je suis né et j’ai grandi à Bali, un quartier historique de Douala, la capitale économique du Cameroun. Bali est le territoire où les Bonanjo, conduit par les rois Bell, dont le plus illustre fut Rudolf Douala Manga Bell, furent recasés après l’arrêté d’expropriation signé en 1913 par Herrmann Röhm, l’administrateur du district de Douala. Je suis de père et de mère duala. J’ai grandi dans un environnement urbain duala, un environnement ouvert aux autres cultures du Cameroun, ainsi qu’aux modes vestimentaires et musicales du Nigéria, du Ghana, de France et des États-Unis. Je chante en langue duala. Je la parle la langue duala. Mais aussi le français et l’anglais. J’ai toujours été attiré par les villages plutôt que par les villes. Lors des grandes vacances, je me précipitais soit à Manjo, soit à Bonendalè, soit à Bomono pour fuir le vacarme assourdissant et la chaleur suffocante de Bali. J’ai quitté le Cameroun à 21 ans. Ma sensibilité, mon être au monde ont été forgés au Cameroun. Je porte mon pays en moi dans mon exil. Non comme un fardeau, mais comme un joyau. Pour l’écrivain que je suis, le pays n’est pas seulement un fait, un héritage, c’est aussi un fantasme, une invention permanente. Ma démarche d’écriture a pour but de bâtir une littérature camerounaise. À mon sens, la littérature est la science qui permet de contrôler un territoire. Le contrôle ici se fait par la maîtrise des narrations qui sont produites sur celui-ci. La littérature est donc intimement liée à un état, une nation. Cela pose un double défi. D’une part, la relation que j’entretiens avec les autres peuples constitutifs du Cameroun, et d’autre part, celle que j’entretiens avec les autres peuples du monde.

En ce qui concerne mon pays, je suis comme une grande oreille qui écoute toutes les voix en leur donnant une égale importance. Il est impératif ici de ne pas véhiculer les préjugés que les uns entretiennent sur les autres. Que serait une écriture submergée de préjugés, dites-moi ? Dans un pays qui est une juxtaposition d’enclos tribaux savamment entretenus, les préjugés sont nombreux, insidieux, ils forgent la conscience, ainsi que l’inconscient, ils façonnent le jugement. On croit connaître l’autre, alors qu’on est tout simplement submergé de préjugés à son égard. Ainsi, l’écrivain doit d’abord, avant même de commencer à écrire quoi que ce soit sur ce pays-là, purifier son âme de tous les préjugés qui y ont été subrepticement glissés, se laisser pénétrer par les narrations des autres. Ce n’est qu’après cette opération qu’une littérature, qui témoignerait des péripéties de l’esprit camerounais est possible. La littérature que je tente de bâtir établit et met en exergue les correspondances profondes qui structurent les différents peuples du Cameroun. Je peux par exemple citer un concept comme la « crise successorale » qui veut que les frères se battent pour capter l’héritage du père. C’est un concept que j’ai dégagé de l’étude de nombreux contes et légendes des peuples du Cameroun. Et je dois avouer qu’on le retrouve dans les narrations d’autres peuples africains.

En ce qui concerne ma relation avec les autres peuples du monde, je me vois aussi comme un écrivain curieux qui va à la rencontre des autres. De nombreux écrivains l’ont fait, le font, le feront, il n’y a donc pas ici une innovation de ma part. Mais, celui auquel je pense, celui qui à mon avis symbolise le voyage, celui qui a exploré toutes les potentialités du voyage, dans le sens où je l’entends, n’est autre que Matsuo Basho, le poète japonais, qui fit le voyage dans les provinces du Nord. Pour moi, l’exil est l’occasion de rencontrer des hommes et des femmes, de découvrir leurs expériences de vie, leurs narrations personnelles et collectives. C’est aussi une occasion de compléter ma connaissance du vivant, de l’étant. Je ne vous dirais pas ma joie renouvelée quand je lis les Contes et Légendes de la montagne valaisanne de Maurice Zermatten, une région de Suisse. Je peux aussi être intrigué par l’attitude d’une femme croisée dans un bus que par une araignée tissant sa toile. Je m’arrête, j’observe, j’ouvre une porte à l’intérieur de moi, j’accueille, je laisse parler ce que je vois. Oui, la grande oreille que je suis perçoit tous les bruissements du monde.

 « La maladie sans nom » : la genèse.

Mon roman prend sa source dans un malaise qui m’a longtemps habité dans mon adolescence. Je ne pouvais pas exprimer ma véritable personnalité, et je devais sans cesse me cacher derrière des masques socialement acceptables. Enfant, on attendait de moi que je sois un enfant. Pourtant, je me sentais déjà outillé pour intervenir sur des sujets habituellement réservés aux adultes. Dans le contexte où j’ai grandi, un enfant n’a pas droit à la parole ; d’ailleurs on n’attend pas de lui qu’il parle ; mais qu’il écoute et surtout qu’il obéisse. C’est peut-être de là que me vient mon sens de l’écoute. Allez savoir ! Il fallait donc que je garde à l’intérieur de moi toutes ces choses que je voulais dire : c’est peut-être la raison pour laquelle j’ai commencé à les écrire. Mongo Béti le résume très bien dans Trop de soleil tue l’amour lorsqu’il écrit que : « Tous les enfants de ce pays, seul sans doute au monde dans son genre, rêvaient de déserter le foyer de leur naissance pour partir ailleurs trouver le bonheur au milieu d’autres parents plus protecteurs, plus fortunés, plus indulgents qu’ils s’inventaient dans leurs songes désespérés. » Plus tard, j’ai compris que la source de ce malaise est la tyrannie qui sévit dans mon pays. À mon sens, c’est la destruction systématique et organisée de la beauté qui réside en chaque être humain. Mon roman La maladie sans nom montre comment un tel régime détruit cette belle, cette institution essentielle qu’est la famille. La famille elle-même étant traversée par le « conflit de générations », un concept qui lui aussi se dégage des narrations antiques des différents peuples camerounais.

La maladie sans nom est paru le 13 septembre 2024. La jeune Nyango, protagoniste principale, narre et conte le « chaos monde », avec toute la sensibilité poétique que transpire votre plume. Pourquoi une voix de jeune femme pour dépeindre ce capharnaüm ?

La vérité est que le choix de cette voix féminine n’est pas rationnel. Je n’y ai pas vraiment réfléchi avant de commencer à écrire. La voix s’est imposée d’elle-même. J’ai constaté que c’était la voix d’une adolescente. Alors je l’ai accueillie, je l’ai laissée s’exprimer. C’est seulement par la suite que j’ai rationalisé cette démarche afin de la comprendre. Puisque mon roman explore aussi les thèmes du passage à l’âge adulte, de l’affirmation de soi, des traumatismes du passé, il me semble que cette transition est plus difficile dans le contexte d’une tyrannie pour les femmes que pour les hommes. En tant qu’homme, je n’ai jamais reçu d’injonctions quelconques lorsque je suis entré en adolescence. J’étais relativement libre de mes mouvements, même si je voyais bien que ma mère était chagrinée par ma consommation d’alcool ou par le fait que je découchais souvent. Cette liberté que j’avais, je ne l’ai pas vue par exemple chez mes cousines. Les filles qui l’affirmaient étaient très vite taxées de dévergondées, leur réputation était salie et elles pouvaient subir des brimades dans leurs familles.

Ce roman se pose-t-il comme la planche littéraire de la traduction des polycrises, du brutalisme et des violences généralisées caractéristiques de ce début de siècle ?

Vous convoquez des concepts tels que la « polycrise », le « brutalisme » pour caractériser le début du 21e siècle. À mon sens, la « polycrise » est la traduction du recul de la domination universelle de ce qu’il est convenu d’appeler l’Occident. Tandis que le « brutalisme » saisit la manière dont cette domination se déploie à travers le temps et l’espace. Je vous expliquais plus tôt que la littérature est liée à un territoire, une nation, un état. Le territoire dénommé Cameroun qui est au cœur de mon écriture est bien entendu partie prenante du monde, et il est également bouleversé par la domination occidentale. Mais, cela ne justifie pas à mon sens la validité de ces concepts pour saisir l’expérience au monde des Camerounais. Il est important de forger des concepts qui partent spécifiquement d’eux. Cela dit, mon roman se déroule en 2008, à l’orée du 21e siècle. Dans un contexte caractérisé par l’Opération Épervier menée dans le cadre de la lutte anticorruption. Des ministres, des responsables de la présidence, des directeurs de sociétés publiques se sont retrouvés du jour au lendemain en prison, accusés de détournement de fonds. Mais, cette opération est surtout la réponse à la crise de régime, puisque le président était très contesté, y compris dans son propre parti. Elle a donc consisté à épurer la scène publique en vue d’assurer un règne à vie à Paul Biya. Le concept qui me semble ici pertinent pour saisir ce début de 21e siècle est celui de « crise successorale ». Le Cameroun y est toujours plongé au moment où je réponds à vos questions.

L’intrigue est tissée autour d’une famille africaine ; pourtant bourgeoise, mais qui vit un déclin brutal. Est-ce là votre manière de mener une autopsie d’une société camerounaise en déliquescence ?

Il est vrai que la plupart des narrations contemporaines africaines mettent souvent en scène des individus, des familles pauvres. Je voulais prendre le contrepied de cette approche et m’intéresser spécifiquement à la bourgeoisie qui permet de mieux comprendre une société, puisqu’elle la domine. Elle possède en quelque sorte le pays : elle détient les terres, les moyens de production, elle contrôle les idées. C’est donc la classe qui, si on s’y intéresse un peu, dévoile le mieux la réalité du pays. Je me souviens de cette fête d’anniversaire où des gens qui ne manquaient pourtant de rien se bousculaient autour du buffet qui pour attraper une cuisse de poulet frit ou une tranche de porc braisé. Un tel comportement des bourgeois, vous en conviendrez, est beaucoup plus symptomatique que s’il s’était agi de pauvres. Par ailleurs, la bourgeoisie constitue aussi une avant-garde qui la première perçoit les changements qui frapperont ultérieurement le reste de la société à savoir le délitement des liens familiaux. La solidarité familiale est le dernier verrou protecteur des sociétés africaines précipitées dans la mondialisation récente du 16e siècle. Si ce verrou venait à sauter, c’est la disparition même d’un être au monde africain qui serait actée. Tous les autres verrous à savoir l’état et les institutions de proximité comme les royautés ont sauté depuis fort longtemps. Dans mon roman, un phénomène tel que l’Opération Épervier provoque la décomposition de la famille de Nyango, ce qui l’oblige en quelque sorte à se recréer une nouvelle famille en Espagne ou en Allemagne.

Timba Bema, clinicien de la famille africaine ou juste « la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir » ?

L’écrivain que je suis observe minutieusement son monde et fait parler les êtres, les choses, les met en relation pour produire un sens. Par « fait parler », il faut bien entendre, écouter leurs murmures et surtout leurs silences. C’est-à-dire ce qu’ils ne peuvent pas dire ou ne savent pas encore dire. Je suis comme ce chirurgien qui apprivoise les tremblements perceptibles de sa main, au moment de se saisir du scalpel et de pourfendre les chairs pour mieux voir le corps intérieur, afin de composer la symphonie du sens qui rend soudain le monde compréhensible, vivable, ou du moins en chasse les brumes qui habituellement voilent le regard. Je ne m’attache pas à transposer le réel, mais à le dépasser. Le réel, on se confronte avec. On lutte avec. C’est un mur. Un adversaire coriace. Parfois il est une pièce obscure sans contours précis que l’on éclaire avec quelques bougies ou un feu, selon que l’on ait trouvé du bois mort sur le chemin. Il faut donc dépasser le réel. C’est le seul moyen de le saisir. C’est dans la symphonie du sens que réside un des pouvoirs de l’écriture, l’une de ses raisons d’être. L’univers décousu, paradoxal, contradictoire, trouve enfin une certaine cohérence. Ici, on peut même affirmer sans risque de se tromper que cette cohérence s’établit malgré le décousu, le paradoxal, le contradictoire perceptibles. Je ne suis pas un écrivain qui parle à la place des autres. Au contraire, je leur apporte les mots, le sens, à partir desquels ils pourront parler d’eux-mêmes pour eux-mêmes.

On vous décrit régulièrement comme un « citoyen monde », « écrivain universel et cosmopolite ». Est-ce que vous vous considérez comme cosmopolite et qu’est-ce que cela signifie pour vous ?

Les concepts doivent toujours résulter du vécu, de l’expérience personnelle. Je vous disais plus tôt que j’ai quitté le Cameroun à 21 ans. Ma sensibilité a été façonnée au Cameroun. Je ne suis pas le siège d’un conflit d’identités. Je suis profondément ancré dans mes racines duala et je ne suis pas troublé, bouleversé par mon expérience de l’exil, que j’associe d’ailleurs à l’isolement, à l’éloignement nécessaire pour l’écriture. Si être « citoyen du monde » signifie se sentir concerné par la marche du monde, se sentir touché au plus profond de sa chair par les joies et les peines d’hommes et de femmes vivant à des milliers de kilomètres de soi, parfois dans des conditions radicalement différentes de siennes, alors je suis un citoyen du monde. Le « citoyen du monde » ne nie pas sa nation, les nations, il refuse juste de les considérer comme des prisons dont on peut échapper en bâtissant patiemment des ponts, des passerelles entre celles-ci. En ce qui concerne l’« universalisme » et le « cosmopolitisme », j’aimerais prendre un peu de temps pour y répondre. Le « cosmopolitisme » est un phénomène éminemment diasporique, un moyen pour une diaspora de trouver sa place dans une société, un monde qui la rejette. Contrairement aux interprétations contemporaines qui en sont faites, le « cosmopolitisme », dans la façon dont il a été forgé par les philosophes stoïciens grecs, n’est pas le métissage, le multiculturalisme et encore moins le rejet de l’appartenance nationale. C’est la conscience qu’on appartient à une culture, mais qu’on partage une humanité commune avec d’autres personnes émanant d’autres cultures. Alors, suis-je un écrivain cosmopolite ? La réponse est oui. Enfin, en ce qui concerne l’« universalisme », il me semble que mes contemporains, notamment africains, se méprennent sur cette notion. Ils se désignent comme universels pour fuir une éventuelle relégation à l’Afrique, considérée comme marginale dans les cercles littéraires occidentaux. L’erreur commise ici c’est de penser que l’universel est atteint par simple proclamation, qu’il suffit de se déclarer universel pour l’être véritablement. Je vous parlais précédemment de Matsuo Basho. Il a écrit sur le Japon de son époque. Pourtant, c’est un écrivain universel. Je pourrais encore mentionner Ismaël Kadaré qui a écrit sur l’Albanie, et qui est également un écrivain universel. On peut en dire de même de Wolé Soyinka, de Chinua Achébé, de Fatima Mernissi. Qu’est-ce que cela signifie ? Que c’est en s’ancrant le plus profondément dans sa culture que l’écrivain peut atteindre l’universel ! C’est ce à quoi je m’attache en bâtissant une littérature camerounaise.

Aujourd’hui, qu’est-ce que cela veut dire d’être écrivain en ces temps de polycrises ? Est-ce qu’une période turbulente peut être aussi une source d’inspiration ou est-ce qu’il faut prendre toujours une distance par rapport à toutes ces crises ?

Être écrivain est et sera toujours avoir de la compassion, de l’empathie, écouter, encore écouter, toujours écouter la souffrance de l’autre, la difficulté de l’autre, la voix de l’autre, écouter sa souffrance déjà mûre ou en maturation, sa douleur encore diffuse, au plus près, ne pas la nier, ne pas la contester, ne pas la dérouter, ne pas lui jeter un épais manteau de brouillard dessus, ou refermer ses mains de fer sur la fragilité de son cou. Être écrivain est et sera toujours avoir un cœur grand, qui déborde de lui-même pour irriguer d’autres cœurs, ceux qui s’ouvrent comme la fleur à la promesse du vent, ceux qui accueillent le monde, l’inconnu, en surmontant, remisant l’inquiétude, la peur derrière la porte d’un sourire. Enfin, être écrivain est et sera toujours apporter le sens, les mots qui aideront les autres à trouver leurs mots pour se dire, à donner du sens à leur expérience humaine.

Entretien mené par Nkul Beti

noahatango@yahoo.ca