Tract – Fondé sur les enseignements de Cheikh Ahmadou Bamba, le modèle économique est bien plus qu’un système religieux : c’est un véritable dynamisme socio-économique qui a pris ses marques au Sénégal depuis plusieurs décennies déjà et rayonne aujourd’hui dans la diaspora. Depuis l’allégeance à Serigne Touba, et ensuite l’alliance entre Cheikh Ibra Fall et le premier Khalife de Touba s’est dessinée une symbiose entre soumission spirituelle et engagement dans le travail, piliers du mouridisme. Au-delà des Khalifes généraux – de Serigne Mouhamadou Moustapha Mbacké (premier khalife) à Serigne Mountakha Bassirou (actuel) qui restent des puissances financières certaines – le mouridisme puise sa force économique dans la générosité de ses disciples, depuis Cheikh Ibra Fall, qui ne lésinent sur les moyens humains, matériels et pécuniaires quand il s’agit de Serigne Touba.
Considéré comme le prototype du disciple mouride Cheikh Ibrahima Fall autrement appelé Cheikh Ibra Fall (1855–1930), surnommé encore Lamp Fall pour avoir « éclairé » la sainteté de Cheikh Ahmadou Bamba joua un rôle qui fut fondamental dans la structuration spirituelle, sociale et économique de la confrérie. En l’instrumentalisant comme un acte spirituel, il éleva le travail manuel au rang de pratique religieuse, en disant : « Le travail est une prière ». Il est reconnu pour son flair dans les affaires, propriétaire de terres agricoles et de maisons à Dakar, Saint-Louis et Thiès.
La relation entre ce disciple emblématique du fondateur de Cheikh Ahmadou Bamba et Serigne Mouhamadou Moustapha Mbacké, premier Khalife général des Mourides (1927–1945), marqua une alliance fondatrice qui fut illustrée par une collaboration intense et spirituellement chargée. D’ailleurs, de cette collaboration, de grands projets mourides naquirent avec la Construction de la Grande Mosquée de Touba où l’on vit Cheikh Ibra Fall mobiliser 700 disciples Baye Fall, dont ses fils propres Serigne Modou Moustapha Fall et Serigne Ablaye Fall Ndar, pour participer aux travaux de la mosquée et de la voie ferrée Diourbel–Touba. Cheikh Ibra Fall fut chargé du recrutement et de l’encadrement des ouvriers mourides pour la construction de la ligne ferroviaire, essentielle au transport des matériaux vers Touba. Il a également fourni les ressources humaines et matérielles nécessaires, illustrant son rôle de bras droit dans la mise en œuvre des directives du Khalife.

Ainsi, dès 1928, Serigne Moustapha Mbacké organise – avec le soutien logistique et spirituel des Baye Fall – le premier Magal de Touba tenue après le rappel à Dieu du fondateur du mouridisme, Serigne Touba Mbacké. Mais, entre autres aspects, Cheikh Ibra fonda des daaras tarbiyya où l’on enseignait le savoir, le savoir-faire et le savoir-être. Celui qui instaura le jëbëlu, – acte d’allégeance totale au marabout – forma des générations de disciples à la discipline, à la générosité et à la foi, devenant un modèle pour la jeunesse sénégalaise.

Dans le sillage de l’évolution du mouridisme, Serigne Cheikh Mbacké Gaïndé Fatma (1912–1978) s’annonce comme un géant spirituel et économique du Sénégal. Petit-fils de Cheikh Ahmadou Bamba, il fut bien plus qu’un guide religieux : il incarna une figure de puissance économique, diplomatique et intellectuelle au service du Sénégal et de l’Afrique. Entre autres créations de modèle économiques, il initia des projets comme les huileries du Sénégal et envisagea la création d’une banque islamique. Pour démontrer son entregent dans les affaires, n’obtint-il pas, en 1974, 50 millions de dollars auprès de la banque américaine Exim Corps, avec le soutien du président Richard Nixon. Il ouvrit, d’après des sources, plus de 250 écoles avec un effectif de 20 000 talibés, et envoya des étudiants au Maroc, en Tunisie et en Algérie.

Son fils Serigne Mbacké Sokhna Lô (1934–2005), surnommé Boroom Taïf ak Beyla, prendra le relais dans cette vision économique contribuant ainsi au développement. Il fut également un guide religieux, intellectuel soufi et bâtisseur visionnaire dont l’impact dépasse largement le cadre spirituel. Héritier du réseau de son père Serigne Cheikh Mbacké Gaïndé Fatma, il élargit les connexions avec des leaders politiques, hommes d’affaires et intellectuels à travers le monde. On le verra s’impliquer dans le commerce transfrontalier, tissant des liens avec des chefs d’État comme Théodoro Obiang Nguéma qui lui envoya un avion spécial pour une visite à Malabo.
Serigne Mbacké Sokhna Lo n’oublia pas d’investir dans un développement local structuré. Il transforma le village de Taïf en un pôle moderne avec des infrastructures de qualité, dont une mosquée estimée à 3 milliards FCFA et un château de 1,5 milliard FCFA. Il s’investit à encourager les dahiras à devenir des entités de développement économique, éducatif et social, avec des projets agricoles, d’élevage et d’éducation dans tout le Sénégal.
Alors, la liste est loin d’être exhaustive quand il faut continuer de parler des figures emblématiques du monde des affaires mouride. Dans cette émergence du monde économique sénégalais et au-delà, on peut encore noter des pionniers historiques comme El Hadji Babacar Kébé (dit Ndiouga). Investisseur dans l’hôtellerie, le textile et l’immobilier, il est considéré comme l’un des plus riches Sénégalais de son époque. A côté de lui, El Hadji Djily Mbaye. Membre du Conseil économique et social, actif dans le commerce et l’immobilier, Djily Mbaye, sollicité par l’État, n’hésitait pas à payer les salaires de l’administration sénégalaise toute entière. A plusieurs reprises. On parlera tout aussi d’El Hadj Serigne Sall, cet importateur de thé, riz et tomates qui réalisa, dès 1967, un chiffre d’affaires d’un milliard FCFA…
On arrive aux acteurs actuels et philanthropes tels que Serigne Mbaye Sarr, Serigne Abdoulaye Dia, Serigne Seck, Serigne Kabb Guèye, Serigne Pape Fall qui avaient mobilisé, il n’y a pas longtemps, 250 millions FCFA pour soutenir les sinistrés à Touba. Incarnant le culte du travail et de la solidarité communautaire chère au mouridisme, ce collectif d’hommes d’affaires a aussi contribué à hauteur de 2,4 milliards pour la construction de l’université de Touba.
Le modèle économique mouride, en rappelant son fondement sur les enseignements de Cheikh Ahmadou Bamba – est un véritable dynamisme socio-économique au Sénégal et dans la diaspora. Les Mourides financent eux-mêmes des projets d’envergure (mosquées, hôpitaux, routes, universités) grâce à des contributions volontaires appelées adiya, pendant que les dahiras (groupes communautaires) collectent et gèrent les fonds avec une transparence et une efficacité impressionnantes. Touba, ville modèle et cité emblématique du mouridisme, incarne une gestion autonome, avec des projets comme Touba Ca Kanam et Touba Xepp qui s’activent à l’amélioration de l’assainissement, l’hydraulique et les infrastructures. Les disciples de Serigne Touba ne sont pas en reste dans l’investissement des médias. Après les hommes d’affaires comme Cheikh Tall Dioum en son temps (Groupe Com7 et Presse des Almadies…), certains se lancent dans la création de chaines à l’image de Touba Tv (de Mbakyou Faye, milliardaire, représentant du Khalife des Mourides à Dakar) et Lamp Fall, et l’utilisation de plateformes numériques pour diffuser les enseignements et chants religieux.
A noter que tout récemment, EDK (fondé en 2012 par Demba Ka) – qui s’est diversifié dans la restauration, l’hôtellerie, puis la distribution alimentaire à travers l’enseigne EDK Low Price, qui compte une cinquantaine d’échoppes – a fait une transaction le 23 juillet, fait noter Jeune Afrique, avec CFAO Retail qui lui a cédé l’ensemble de ses magasins Carrefour Market et Supeco, soit huit sites au total, répartis dans la région de Dakar et ses environs. Aujourd’hui dirigé par fervent un talibé mouride, le groupe sénégalais EDK, qui a bénéficié en juin dernier, rappelle encore JA, d’un prêt de 25 millions d’euros de la Société financière internationale (IFC), étend ses tentacules sur le marché… sénégalais.
Sa portée dans la diaspora est certaine. Dans une mobilisation internationale, les Mourides, à l’étranger organisent des collectes massives pour financer des projets dans leurs pays d’accueil. Le Bamba Day – célébré dans plusieurs villes (notamment Harlem), cet événement met en valeur l’héritage de Cheikh Ahmadou Bamba et renforce la visibilité du mouridisme dans l’espace public – en est un exemple. Aux États-Unis, la diaspora mouride a lancé un complexe islamique d’un milliard FCFA, illustrant leur capacité à investir à grande échelle. Et, le Magal de Touba génère, selon certains spécialistes, un impact économique estimé à 400 milliards FCFA, avec une forte participation de la diaspora. Très entreprenants, les Talibés de Serigne Touba ont érigé, à New York, Paris, Rome ou Séville, des mosquées et dahiras qui servent de lieux de prière, d’enseignement et de rassemblement communautaire.
Pour ce qui est de la solidarité transnationale, les Mourides envoient des dons aux victimes de catastrophes dans d’autres pays, montrant que leur modèle dépasse les frontières.
Cheikh Tidiane Coly Al Makhtoum
Directeur des Publications Tract Hebdo et Tract.sn
0nm70r
9e496f