Pactes (et impacts): La cassure entre Abdou Diouf et le Ndigël Mouride

Le Khalife général Serigne Abdoul Ahad Mbacké et le président Abdou Diouf. C'était une relation de 'père et fils'.

La religion a toujours eu une place prépondérante dans la vie des Sénégalais. Elle est même au cœur de leur existence. Même la Politique et les politiciens ne peuvent s’en départir. Et souvent, dans cette cohabitation du temporel et du spirituel, l’Etat se voit conforté et soutenu par le pouvoir religieux. Mais, il est arrivé qu’il soit également secoué dans ses soubassements régaliens. Alors les relations entre Khalife général et Chef de l’Etat peuvent être amicales, mais aussi de temps à autres problématiques. A l’exemple de Serigne Abdoul Ahad Mbacké et d’Abdou Diouf qui en parle lui-même dans ses Mémoires.

Léopold Sédar Senghor, premier président du Sénégal indépendant était le premier à savoir vivre et grandir à l’ombre du pouvoir des chefs religieux dans la marche politique de notre pays. Sa confession catholique n’a pas été une voilette pour obtenir le soutien nécessaire – contre ses adversaires politiques d’alors de confession musulmane – des  khalifes généraux de Touba, en l’occurrence Serigne Fallou (entre 1945 à 1968) et ensuite Serigne Abdoul Ahad Mbacké (de 1968 à 1989). En définitive, avec les guides religieux de tous les autres – Seng ca kaw (Senghor au sommet) comme l’aurait prié Serigne Fallou – le premier président du Sénégal a toujours su placer le bon mot pour arriver à maintenir d’excellentes relations avec les marabouts de toutes les autres confréries.

Serigne Fallou Mbacké

Le poulain de l’enfant de Joal, le natif de Louga non moins longiligne Abdou Diouf a hérité de ces relations privilégiée et particulière dans une Nation qui fonctionne souvent sous le joug d’une France qui a décapité la religion de son État depuis une certaine révolution de 1789. Ainsi, sous l’aile éclaireuse de Senghor, d’abord en tant que gouverneur, ministre, premier ministre et finalement président de la République, Abdou Diouf apprit à prendre la température de la mesure religieuse en notant surtout la spécificité du ‘ndigël’ mouride.

Mais, Abdou Diouf, surtout formaté dans la fraicheur, puis la rigueur et la raideur de l’administration – pâle copie de celle française – mentionne lui-même le relations parfois compliquées avec Serigne Abdoul Ahad Mbacké. L’héritier de Senghor dans la gestion des relations avec les chefs religieux, notamment les Mourides ne fut pas toujours un fleuve tranquille.

Le troisième Khalife général des Mourides est reconnu pour son attachement intransigeant à la vérité, sa rigueur morale et son rejet de toute forme de duplicité. Surnommé « Gnakk Caaxaan » (l’ennemi de la duplicité), il incarnait une posture éthique qui ne faisait aucune concession, même face aux plus hautes autorités. L’ancien procureur Ousmane Camara l’apprit à ses dépens, en racontant, dans ses mémoires (‘Mémoires d’un juge africain’)qu’Abdou Diouf avait sursis à le nommer premier ministre en 1981. La cause : Revenu de voyage, il était parti directement voir le guide des Mourides. Mais, Ousmane Camara n’a pu attendre le Khalife qu’on disait dans ses appartements et pris le chemin pour Dakar. Abdou Lahad qui n’a jamais compris ce comportement s’en est ouvert à Abdou Diouf…

Serigne Abdoul Lahad Mbacké

Autant dire qu’entre Serigne Abdoul Ahad Mbacké et Abdou Diouf, c’était comme entre père et fils. Laissons le successeur de Senghor nous raconter lui-même leur entente. ‘Pour l’élection de 1988, je bénéficiai aussi d’un très fort soutien du Khalife général des Mourides, Abdou Ahad Mbacké. Il donna un ndigueul dont les termes sont encore présents dans beaucoup d’esprits. « Celui qui ne soutiendra pas le Président Abdou Diouf aux prochaines élections aura trahi le fondateur de la confrérie mouride, Cheikh Ahmadou Bamba », lança-t-il. J’avoue franchement que ce que Abdou Ahad a fait, personne ne l’a jamais fait pour moi-même, Falilou ne l’a pas fait pour Senghor. A la limite, il me couvait comme son propre fils’.

Abdou Diouf en évoquant cet aspect de ses liens avec le guide spirituel de Touba avec une pointe de félicité, n’oublie pas que « le Président Senghor avait de son temps beaucoup contribué à forger cela, car c’est lui-même qui m’avait demandé de faire une visite trimestrielle à chacun des Khalifes généraux de confréries, Abdou Ahad et Abdoul Aziz. Fort de ces soutiens ». Il rempota l’élection présidentielle et son parti, – le  Parti socialiste (PS) – sortit majoritaire des législatives, avec 103 sièges sur 120.

Serigne Abdou Khadre Mbacké

Il faut dire que Serigne Abdoul Ahad ne transigeait jamais avec la vérité, même si cela devait lui valoir l’hostilité du pouvoir en place. Sous son khalifat, Touba connut une modernisation spectaculaire, avec des infrastructures religieuses et sociales financées, souvent sans aide gouvernementale directe. Cette autonomie affichée pouvait-elle être perçue comme une forme de défi au pouvoir central ? En tous les cas, ses rapports avec le président Abdou Diouf furent marqués quelques fois par une certaine mésentente, voire des dissensions.

La posture mouride à la venue du Pape Jean-Paul II au Sénégal

Et le président Diouf de nous faire noter son insistance sur sa conception de la laïcité, qu’il qualifie de « laïcité active ». Il affirme avoir cultivé d’excellentes relations avec les chefs religieux musulmans et chrétiens, dans un pays à majorité musulmane. Il cite notamment sa rencontre avec le pape Jean-Paul II en 1992 comme exemple de cette ouverture religieuse. Justement cet épisode a quelque peu embrouillé ses liens avec les guides religieux de Touba.

Extrait : ‘En 1992 aussi, nous avions reçu du19 au 22 février, le Pape Jean Paul II. En ce qui concerne ce voyage d’ailleurs, il n’est pas inutile de rappeler que le Cardinal Thiandoum s’était lié d’amitié avec le Cardinal Wojtila qui, en 1978, est devenu Jean Paul II. Dès que le Pape a été élu, le Cardinal Thiandoum s’est précipité dans le bureau de Senghor : « Monsieur le Président nous devons être, en Afrique, les premiers à recevoir le nouveau Pape, d’autant que c’est mon ami. ; Senghor lui a alors dit « jamais ; jamais ; tant que je serai président, il ne viendra pas visiter le Sénégal ». Il faut, en effet, se mettre à la place de Senghor. Il était catholique et sa réaction était la bonne. Par la suite, il a dit « Quand un président musulman sera à la tête du Sénégal, il l’invitera ». De ce côté, il me causait des difficultés cependant. Sa réaction était bonne et la phrase qui l’accompagnait n’était pas tombée dans l’oreille d’un sourd, en l’occurrence, celle du Cardinal Thiandoum.

Senghor avait aussi, volontairement ou involontairement, fait passer le message aux Khalifes Généraux des confréries pour leur dire : « bon voilà, Thiandoum voulait que j’invite le Pape, mais j’ai refusé ». Ainsi, quand je suis devenu Président et que j’ai voulu inviter le Pape, les gens m’ont dit : « Ce que Senghor avait refusé, toi tu veux l’imposer, il n’en est pas question ».Ce à quoi, je répondais « il vous avait bien fait dire qu’il a refusé parce qu’il était catholique et que le jour où il y aurait un président musulman, ce dernier pourrait le faire.. » Cette position de Senghor ne m’a pas facilité la tâche pour la gestion de cette affaire.

Serigne Saliou Mbacké

C’est pourquoi, le Pape n’a pu venir au Sénégal qu’en 1992. Quand la visite était en gestation, j’ai demandé au fils de Serigne Saliou Mbacké de venir me voir à Popenguine. Il faut rappeler que quand Serigne Abdou Ahad a été rappelé à Dieu, le 29 juin 1989, Serigne Abdou Khadre qui lui a succédé est resté trop peu de temps, moins d’une année (14 mai 1990) pour nouer un véritable dialogue avec le Gouvernement. Ainsi Serigne Saliou succèda à Serigne Abdou Khadre. Dès l’entame de son khalifat, il mit fin aux rencontres trimestrielles que j’avais jusqu’alors, eues avec les autorités de Touba. Il se passa aussi de porte-parole officiel, chargeant plutôt son fils de missions ponctuelles auprès du Gouvernement. Ainsi, il m’envoyait son fils que je recevais toujours d’ailleurs en présence de Famara Sagna, qui avait de bons rapports avec eux. Donc, quand Serigne Moustapha Saliou vint à Popenguine, je lui annonçai la nouvelle de la venue du Souverain Pontife ; il me dit que C’est un problème qui avait été évoqué du temps de Serigne Abdou Ahad, mais qu’on avait mis en veilleuse ; on verra bien me dit- Il. Il est alors parti sur Dakar et, quelque deux heures après, le téléphone sonne et Famara Sagna me dit « De la part de Serigne Moustapha Saliou ». Ce dernier me dit : « Président, je dois dire qu’il m’est arrivé une chose ; Quoi donc ? Quand j’ai dépassé Diamniadio en allant vers Dakar, Serigne Touba m’est apparu et m’a dit : ce qu’on t’a proposé tout à l’heure, là d’où tu viens, si tu y adhères, je romprai tout lien avec toi. Je lui dis que Serigne Touba se trouvant dans la Maison de la Vérité (celle du Vrai) et nous, dans celle du Mensonge (le fallacieux), je ne crois pas qu’il puisse avoir cette attitude vis-à-vis du problème que nous avons évoqué ; il a une largeur de vue, une ouverture d’esprit qui dépasse ce que nous pauvres humains encore sur cette terre nous avons. Il répond alors : « Je vous ai dit les choses telles qu’elles se sont passées». Je lui fis alors remarquer que le Pape est un chef d’Etat comme moi et en plus, il est le chef de l’Eglise Chrétienne Catholique. Je dois donc le recevoir à un double titre d’autant que nous avons une minorité catholique dans le pays que j’ai le devoir de protéger. Notre conversation s’est arrêtée là.

Puis, j’ai reçu le Pape du 19 au 24 février 1992 et c’était une très belle visite. Quelques mourides y ont été associés et le Pape a reçu des chefs religieux à la chambre de commerce de Dakar. Cependant ce différend est resté entre le Khalife des mourides et moi-même et il l’avait gardé en lui-même puisqu’en 1998 ou 99, il me l’a encore rappelé : « La visite qu’il a rendue au Sénégal n’a pas plu à tout le monde.» Je lui répondis que cela m’étonnait puisque ce pays, nous le partageons avec d’autres qui y ont leur part. « Certes, me dit-il mais je pense que chacun doit garder sa part » et il poursuit : « je ne les accable pas, mais force est de reconnaître que nous n’avons pas la même religion. » Je lui réponds: « c’est certes vrai, mais, j’ai le devoir d’honorer toutes les communautés de ce pays »’.

Alors, les Khalifes n’ont jamais cherché à s’opposer frontalement à l’État, mais ils ont toujours défendu l’autonomie spirituelle et matérielle de la communauté mouride. Leur attitude vis-à-vis du pouvoir était celle de guides religieux soucieux de préserver l’intégrité de leur mission, sans se compromettre dans les jeux politiques.

Cheikh Tidiane COLY Al Makhtoum

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