« Le hasard fait bien les choses », pourrait-on dire quant à ce clin d’oeil du destin qui a fait d’Aisha Dème l’autrice de Dakar, nid d’artistes, un ouvrage rempli de vibrations, de celles que suscitent les émotions que réveille une ville vivante et vibrante comme Dakar, posée à la pointe ouest du continent et baignée par l’océan Atlantique. Le chanteur, compositeur, arrangeur, producteur et directeur musical d’origine dominicaine Johnny Pacheco en a été marqué au point de consacrer à la capitale du Sénégal une composition sobrement intitulée « Dakar, punto final ».
De quoi subodorer la griffe culturelle puissante que l’activiste qu’est Aisha Dème a très tôt voulu partager à travers des initiatives de haute facture comme agendakar.com, « première plateforme web sénégalaise entièrement consacrée à la promotion de la culture et de l’art au Sénégal », son engagement pour lancer et mettre en orbite la Fondation panafricaine Music in Africa, dont elle a un moment présidé le conseil d’administration.
Autant dire que la directrice de l’agence d’ingénierie culturelle Siriworo a sauté à pieds joints quand ce projet de « Dakar, nid d’artistes » a frappé à sa porte, elle qui avait compris qu’il était important d’archiver ce Dakar-là, qui avait abrité en 1966 le premier festival mondial des arts nègres, qui a vu naître les Ateliers de la pensée sous la houlette d’Achille Mbembe, Felwine Sarr et Souleymane Bachir Diagne, ce Dakar où Cheikh Anta Diop a fait briller l’étoile de l’Afrique dans ses travaux à l’institut Fondamental d’Afrique noire (IFAN), ce Dakar des célébrités planétaires que sont Ousmane Sow, Youssou Ndour, Ousmane Sembène et j’en passe. Pour Le Point Afrique, Aisha Dème a accepté de restituer toute la chimie qui a entouré la fabrication de son ouvrage, parti pour être une oeuvre intemporelle.
Le Point Afrique : « Dakar, nid d’artistes », voilà un beau titre pour révéler une facette importante de la capitale sénégalaise. Comment est venue l’idée de cette association ?
Aisha Dème : Je vois le Sénégal comme un pays de grands hommes et femmes de culture, et Dakar comme un vivier de créativité qui est devenu une plaque tournante de l’art et de la culture en Afrique. C’est une ville foisonnante et bouillonnante de créativité, un nid effectivement, qui couve et fait éclore des artistes qui se nourrissent d’elle, la réinventent, la racontent.
C’est pour cette raison que la maison d’édition Malika (pour Malika Slaoui) s’est tournée naturellement vers Dakar, pour le deuxième volet de sa série « Nid d’artistes », une suite d’ouvrages destinée à montrer les villes africaines vibrantes et créatives à travers le regard des artistes qui les font vivre.
Pour rappel, le premier né de la série a été consacré à la capitale économique du Maroc sous le titre bien sûr de « Casablanca, nid d’artistes ». C’est de là, en réalité, que vient le titre qui sied parfaitement à Dakar et cet ouvrage qui montre l’écrin que peut être notre ville dans le domaine créatif.
Je remercie Malika Edition de m’avoir confié ce magnifique projet, qui est une continuité de ce que je faisais déjà pour mettre en lumière les artistes et la créativité dans nos villes africaines.
Quelles sont les réflexions préliminaires qui vous ont assaillie avant que vous ne vous jetiez dans la réalisation de cet ouvrage ?
J’ai pensé transmission, semence de graines, legs. J’ai réfléchi à l’importance de raconter nos histoires et que l’Afrique se raconte elle-même, au lieu de laisser les autres la raconter à leur façon. J’ai aussi réfléchi à l’importance d’archiver ce que nos artistes ont à nous dire et à nous offrir.
C’était en effet la première fois qu’une plateforme allait regrouper autant d’artistes de différents secteurs au Sénégal. Je me suis alors dit : « Ce livre que je dois écrire, ses interviews que je dois effectuer, doit être une source d’information pour nos arrière-petits-enfants et pour le monde de demain, et ce pour qu’ils aient une idée assez précise du Dakar culturel actuel, de Dakar tout court. »
Et je me suis fait la promesse de donner à cet ouvrage tous les efforts, tout le temps, tout le travail, toute la rigueur qu’il mérite sur fond d’une passion qui ne me quitte jamais quand il s’agit de culture [rires].
Votre mise en page, entre mots et images, donne à mieux pénétrer l’univers des artistes présentés. Comment avez-vous fait pour capter l’essentiel du souffle de chacun d’entre eux, de chacune d’entre elles ?
C’est un peu comme si eux me prenaient la main. En réalité, je les suivais religieusement ; je les écoutais et percevais leur souffle sur Dakar… Et je suis heureuse que vous évoquiez « le souffle » car c’est précisément ce dont il s’agit. Je dois avouer que je n’ai pas fait dans la demi-mesure. Je me suis entièrement plongée dans l’univers de chacun d’entre eux, des univers denses et différents. Résultat : j’en sortais d’ailleurs à chaque fois complètement épuisée. Je pouvais passer beaucoup de temps à m’imprégner de l’univers d’un artiste avant d’écrire. Aussi me suis-je évertuée à lire le maximum de choses sur son travail, à écouter ses entretiens et à regarder ses vidéos.
Ayant toujours été intéressée par le travail et le parcours de la majorité d’entre eux, j’ai pu « entendre » plus facilement mais aussi déceler toutes les subtilités. J’ai pu voir se dessiner tous les liens au fil de leurs mots, associer leur propos à leurs projets, à leur histoire, à des moments, à des lieux, et naturellement à Dakar et son histoire.
Succession de photos signifiantes, votre ouvrage est un peu une sorte de film historique sur Dakar, pas seulement sur les arts et artistes qui l’ont habitée, mais sur les réalités sociales et culturelles qui l’ont marquée. Qu’est-ce qui vous a le plus frappée dans les croisements de cet univers ?
Les artistes savent mieux que quiconque raconter. Ils savent percevoir ce que nous ne percevons pas, ou exprimer ce que nous n’arrivons pas à exprimer. Ce qui m’a marquée, c’est qu’au final, toutes générations confondues, ils nous disent qui nous sommes en tant que Dakarois tout simplement. Ils nous disent Dakar, sa vie ainsi que nos réalités, mais avec leur sensibilité d’artiste, avec une sincérité profonde et beaucoup d’empathie. Que les artistes disent le meilleur ou le pire, ils ont sur Dakar un regard profondément touchant.
Ainsi de la danseuse Germaine Acogny, qui évoque son Dakar avec le chorégraphe Maurice Béjart, le poète Léopold Sédar Senghor, le percussionniste Doudou Ndiaye Rose. Le chanteur Youssou Ndour, lui, présente sa ville comme une chance. Quant au Pr Souleymane Bachir Diagne, il évoque un Dakar ville de culture cosmopolite et plurielle.
Pour le Prix Goncourt 2021, Mohamed Mbougar Sarr, Dakar est une ville de combat dont la dimension populaire se saisit par les « sabar », des séances de percussions et de danses où « la joie est exprimée, insouciante, tout en étant au milieu d’un océan de soucis ». Le rappeur Dip DoundGuiss, lui, retient de Dakar un espace de partage mais aussi un lieu où se meut une jeunesse en manque de perspectives. Autant d’exemples qui montrent combien Dakar peut inspirer des sentiments différents et des sensations diverses.
Pensez-vous, dans le sillage de cet ouvrage, faire un documentaire sur le même thème ?
La maison Malika Edition à la base de ce projet a effectivement prévu un documentaire dans le futur. J’ai à l’idée de déclinaisons en podcast et de traductions en anglais pour toucher un public le plus large possible. La vérité est qu’il y a beaucoup à faire autour de cet ouvrage car la matière est vraiment consistante. Rendez-vous compte : cent artistes et penseurs qui se racontent et racontent une ville comme Dakar. C’est précieux et, pour cette raison, nous espérons pouvoir trouver l’accompagnement financier qu’un tel chantier mérite.
Entre vivants et disparus, à travers les évocations des uns et des autres, votre ouvrage réveille en nous le magnifique poème « Souffles » de Birago Diop, qui dit que « ceux qui sont morts ne sont jamais partis ». Est-ce le résultat d’un parti pris ou tout simplement la preuve que cet ouvrage a capté tous les esprits de Dakar dans le sillage de « Leuk Daour », son esprit symbole ?
Oui, « ceux qui sont morts ne sont jamais partis » ! Leur souffle est présent dans chaque page de ce livre et, pour cela, il n’y a pas eu besoin d’un parti pris. Parce que, tout à fait naturellement, cet ouvrage est aussi et avant tout un héritage d’hommes et de femmes d’art aujourd’hui disparus mais toujours présents.
Je pense sans être exhaustive à l’inclassable Joe Ouakam, à l’écrivain et cinéaste Sembène Ousmane, au réalisateur Djibril Diop Mambéty, au sculpteur Ousmane Sow, à historien et scientifique Cheikh Anta Diop, , le percussionniste Doudou Ndiaye Rose, l’actrice Isseu Niang, les animateurs d’émissions littéraires qu’étaient Jacqueline Scott et Lucien Lemoine, le chanteur Thione Seck, l’écrivaine Mariama Ba, le poète slameur Al Faruk, l’écrivain et poète Birago Diop, et tous ces astres du monde culturel qui veillent désormais de l’autre côté de la rive.
Oui, Dakar contée par ses artistes ne peut que suivre le sillage de Leuk Daour, et c’est aussi cela qui en renforce l’authenticité.
En conclusion (provisoire), si vous deviez ajouter d’autres qualificatifs à Dakar, que diriez-vous ?
Je dirais « unique et plurielle, rebelle, vibrante, mystérieuse, stressante mais magique ». Dans notre cercle culturel, nous aimons beaucoup évoquer la magie de Dakar. Pourquoi ? Parce qu’il est des rencontres que l’on ne fait qu’à Dakar. Dakar est une ville qui engendre des connexions, des déclics et des « hasards » qui lui sont propres. Le Dakar culturel est un voyage en soi, un voyage au coeur d’une magie à nulle autre pareille.(sourires).