INVENTAIRE DES IDOLES – A Liverpool, dans les travées d’Anfield, quand montent au ciel et à l’unisson les notes de l’hymne du club, on est saisi par ce chœur religieux. Le frisson vous fige et l’admiration vous gagne. Dans cet antre recueilli, où le parfum de l’histoire arrose chaque siège, les crânes blanchis et les jeunes héritiers ont dans l’œil, tous, cette énergie enivrante et excitante, que nos meilleurs dictionnaires n’appellent que « passion ».
Le Nord de l’Angleterre,avec sa météo venteuse et dégouttelante, son bassin industriel, sa ferraille, ses rues tristes, savait que son bonheur n’était pas affaire du ciel.Mais que Bill Shankly, entraineur et providence, et son bébé le Liverpool Football Club, se chargeraient de redonner vie, couleurs, et spasmes, aux gueules cassées, exclues des festins du royaume trop séquestrés à Londres. Le foot y a d’ailleurs, au cœur de la rivalité, uni par un cordon magique deux villes voisines, abandonnées, du vieux comté du Lancashire. Liverpool et Manchester. Repères nationaux aux faits d’armes si glorieux. Monstres d’Histoire et de légendes, dont les duels fratricides ne soulignent que l’importance du lien familial. Shankly le savait, lui qui disait, comme Camus, que le football, n’est pas une question de vie ou de mort, c’est beaucoup plus important.Monument de la formule, il prédisait déjà la romance entre littérature et football.
Des héros, la ville sait en fabriquer, Beatles en tête de cortège. Avec toujours ce qu’il faut d’ingrédients: l’étoffe, l’esprit, la tragédie, le halo de souffre. Le propre du héros, c’est qu’il n’est jamais comme un autre, sinon il n’en est pas. La ville n’aime pas les destins plats.L’industrie des héros identiques, chantés par la chorale des louanges, la ville n’en veut pas. Il faut toujours ce trait, comme une zébrure, qui vient jeter ce soupçon,cette goutte inconnue, indéfinissable, aux secrets inviolables, qui ajoute à la boisson céleste, cette portée gustative qui gratte et vous remue les entrailles. Débarquer donc à Liverpool, quand on est joueur de foot, c’est endosser cette part d‘histoire, presqu’écrasante. C’est pouvoir en être digne légataire, et futur transmetteur. Pour que l’hymne, la ville, les rues, les commerces, les supporters, tous vous ajoutent à leur mémoire, il faut autre chose que le talent – denrée commune, presque bien partagée par l’humanité. Il faut faire plier l’Histoire.
Quand Sadio Mané arrive sur les bords de la Mersey, il a de la timidité dans le regard, de la vitesse dans les jambes, du dribble dans les ressources, du culot dans le geste. Une grosse cinquantaine de buts balancés dans le nord de l’Autriche, et le sud de l’Angleterre, avaient fini de le poser en promesse du football mondial. Le pari à mi-parcours est presque gagné. Ce petit de Sédhiou aux yeux fuyants, bienveillant et joyeux, a montré à de nombreuses reprises qu’il avait grand cœur et bon esprit. Joueur, taquin, sans le sarcasme apparent, on l’adopte comme un enfant espiègle,même réservé. D’ailleurs, ne tarda-t-il à se faire adopter au sein d’une attaque de Liverpool où il est un des piliers du trio, ligne de front d’une équipe renaissante et fulgurante. Il y soigne le blues qu’il tire de l’équipe nationale du Sénégal, où l’habit de sauveur, trop vite taillé pour lui, s’est avéré intimidant et inhibiteur. Alors après le déchirement d’un pénalty manqué à la CAN, ce patriotisme si fort, mais dont les élans sont entravés par un jeu national qui reste perfectible, nous inonde de compassion pour ce génie sur qui plane une ombre.
Le petit Sadio le sait. Dans son Pakao natal, il y a comme un goût de Liverpool. Le temps est aride et on y est unique. L’UCAS Jazz Band y a bercé, comme les Beatles ailleurs, des générations d’hommes valeureux unis par le labeur. Sa modestie, tirée d’une naissance sans privilèges, est une arme. L’ancien pensionnaire de Génération Foot, académie, comme l’institut jambaar, née au début du millénaire et réceptacle des rêves des jeunes sénégalais, le sait aussi : pour des milliers d’appelés, il n’y a que peu d’élus. Passer la Méditerranée avec le rêve de football, c’est prendre le risque de déguster un cauchemar, ou si on a l’ambition grande, de finir dans le ventre mou des carrières sans fulgurances. Sadio s’est tiré, à force de constance, de cet écueil. Le voilà, devant la page de l’Histoire, celle de Liverpool et du Sénégal. Page vierge dont il sera le seul archiveur. Il s’esquisse l’ombre d’un prophète.
A Liverpool, on l’a senti bougon, bousculé, parfois triste, dans l’ombre de Coutinho, ensuite de Salah, souvent de Firmino. Si Anfield gronde quand il fend son aile, c’est que la promesse est là, toute entière, et qu’il faut à Sadio ce dépassement, cette tête de plus, ce caractère de plus, moins de sagesse, moins de candeur ! Mais aviver cette faim mâtinée d’assurance, cette insolence, des Suarez. Liverpool a été le cimetière du rêve sénégalais, Diao et Diouf s’y sont noyés, en héros trop rapides et trop suspects. Le défi pour Sadio c’est un assainissement à double enjeu, personnel, national. Se hisser à son destin. Voila la colline à grimper pour l’exploit. Mais Sadio ne nous donne pas encore trop de garanties. Trop lisse, trop en retrait. Il lui faut s’affirmer et étendre sa prophétie entre le Sénégal et Liverpool. Son destin reste encore ennuagé, une éclaircie définitive décidera de notre ciel à tous. On croiserait presque les doigts.
Elgas
Ecrivain et journaliste
elgas.mc@gmail.com
(article publié pour la première fois sur Tract le 7 avril 2018)