Tract -Je m’appelle Yali. J’ai 42 ans. Je me lève à 5h du matin. J’ai deux filles, Ango et Tika.
Je ne sais pas si je suis une femme vaillante. Ce n’est pas parce qu’on se lève à 5h du matin qu’on est vaillant. A mon avis. On peut être très matinal et ne rien faire de ses journées. Par exemple ici dans mon quartier, si vous connaissiez le nombre d’adultes, des hommes surtout, que je vois à mon réveil et que je revois à mon retour du travail quasiment au même endroit. Ils sont là du matin au soir, comme posés là par on ne sait quelle force mystérieuse. Je n’y comprends rien.
Se demandent-ils seulement ce que deviendraient leurs enfants si leurs épouses restaient posées là elles aussi, toute la journée ? Je ne sais pas.
Je suis pêcheuse. Les gens écarquillent les yeux lorsque je leur parle de mon métier. Certains vont même jusqu’à penser que je me moque d’eux.
Je suis la première femme pêcheuse ici.
Je n’ai pourtant pas grandi dans un environnement dominé par l’eau. C’est mon époux qui m’a tout appris. C’était un vrai pêcheur. Un homme vaillant, dur à la tâche.
Notre partenariat était fructueux. Nous ramions ensemble loin dans le fleuve Sanaga pour placer les filets.
A notre retour, je vendais le poisson au marché. J’étais la banquière du couple. Mon homme avait confiance en moi. Il me respectait. Nous pouvions épargner, de petites sommes certes, mais une épargne tout même…
Ce rôle que j’assumais ne plaisait pas trop à ses amis : « Ta femme t’a envoûté ; elle porte le pantalon …on ne te reconnaît plus depuis qu’elle est entrée dans ta vie ; il parait même que tu fais le ménage chez toi ; à ce rythme-là, tu vas même lui masser les pieds… », raillaient-ils.
Ils racontaient également qu’une femme qui a ses règles fait fuir les poissons et que j’allais porter malheur à tout le monde.
Bien sûr rien de nouveau sous le soleil, on entend toujours tout et n’importe quoi au sujet de ce que les femmes peuvent ou non faire, ont le droit ou non de faire…Des inepties.
A deux nous étions forts. Nous avons tenu bon…Ses amis ont fini par nous laisser tranquilles.
C’est sans doute grâce à cela que d’autres femmes ont osé elles aussi sauter le pas, devenir pêcheuses. Cela me fait plaisir.
Je leur transmets ma pratique, ma vision de ce métier. Mon mari et moi étions tous les deux attachés à une bonne gestion des ressources et avions mis en place une technique de pêche durable.
Depuis que le cancer m’a arraché mon homme, c’est difficile. C’est difficile d’autant plus que le contexte de la pêche a beaucoup changé : les chalutiers chinois sont en train d’épuiser nos ressources. Ils forcent les pêcheurs artisanaux comme moi à travailler plus loin en mer, à se mettre en danger, et pour quel résultat ? Pour une faible prise…Tchip.
Qui s’intéresse à notre sort ? Que pouvons-nous faire face aux braconniers des mers ? Les plus gros ont pris le contrôle de nos eaux. Il n’y a pas que la surpêche à dénoncer, il y a la destruction des écosystèmes aussi avec toutes ces pratiques nocives que je vois.
L’avenir est très sombre pour nous, je vous dis…
Il y a des jours où je pense me reconvertir dans la transformation. Le poisson séché ou le poisson braisé, c’est vrai, pourquoi pas ? En même temps, je me dis que ce serait trahir mon homme, lui qui adorait tant la mer, la pêche. Vous me comprenez ?
Qu’est-ce-qui est important pour moi ?
Hmm. La pêche c’est mon gagne-pain mais jusqu’à quand encore ? Je n’ai pas la main sur son avenir. Soupir. Par contre sur l’avenir de mes filles j’ai la main, du moins, j’ai plus de marge de manœuvre.
Oui leur avenir est très important pour moi, ça c’est clair. Elles ont quatorze et douze ans. Je veux qu’elles sachent qu’une femme peut tout faire, peut rêver grand. Je leur apprends à résister à ce qu’elles entendent et qui cherche à les éloigner de leurs rêves, de leurs ambitions. La société est coriace, tout le monde le sait.
Résister. Croire en ses capacités. Se donner les moyens de se réaliser. Je m’attelle chaque jour à leur inculquer tout ça… Je le fais au nom de leur père aussi. Voilà.