ANALYSE. Quelle place occupe l’Afrique dans les nouvelles routes de la soie mises en œuvre par la Chine ? Dans cet entretien, le sinologue Thierry Pairault répond et met en lumière la logique de l’Empire du Milieu sur le continent africain.
Ce sont des routes qui sillonnent une partie du globe, relient des continents. En anglais, l’initiative lancée en 2013 par le président chinois Xi Jinping s’intitule « One Belt, One Road » (littéralement : « une ceinture, une route »). En français, on évoque « les nouvelles routes de la soie », en référence au réseau routier entre l’Asie et l’Europe qui, durant des siècles, a favorisé les échanges commerciaux entre les deux continents.
Derrière ces slogans, des constructions d’infrastructures (ports, chemins de fer, routes, etc.), des prêts, des programmes d’investissements, une banque de développement ou la mise en place de zones économiques spéciales chinoises. Deux grands axes se dessinent : une route entre Xi’an, dans le centre de la Chine, et l’ouest de l’Europe, et un axe maritime qui assure la liaison Chine-Europe à travers l’océan Indien, le canal de Suez et la Méditerranée.
Si le coût total (jusqu’à 1 000 milliards de dollars) de cette initiative et le nombre de pays concernés (au moins une soixantaine) varient selon les sources, la place qu’elle accorde à l’Afrique peut aussi faire l’objet de spéculations. Les chantiers faramineux engagés au Kenya et en Éthiopie grâce à des financements chinois, l’offensive de la Chine à Djibouti – avec l’inauguration en août 2017 de sa première base militaire à l’étranger – ou encore la signature d’un mémorandum d’entente avec le Maroc sur les nouvelles routes de la soie en novembre n’y sont certes pas étrangers.
L’Afrique, dont la Chine est devenue le premier partenaire commercial en 2009, est-elle donc dans le viseur des nouvelles routes de la soie ? C’est la question que nous avons posée à Thierry Pairault. Directeur de recherche émérite, ce spécialiste de la relation Chine-Afrique travaille au Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). S’il tend à minimiser les ambitions et la présence de la Chine en Afrique – notamment avec les nouvelles routes de la soie –, il évoque aussi une autre voie, les « routes électroniques de la soie », qui concernerait davantage le continent. Éclairage.
Le Point Afrique : Djibouti, l’Éthiopie et le Kenya ont intégré les nouvelles routes de la soie, le Maroc a signé un mémorandum… Quelle est la vision de la Chine sur la place de l’Afrique dans les routes de la soie ?
Thierry Pairault : Formellement, c’est un peu compliqué. Deux instances évoquent ce projet en Chine : le ministère du Commerce et le ministère des Affaires étrangères, et ce sont deux ministères qui ne poursuivent pas des objectifs tout à fait identiques.
Pour le ministère du Commerce (MOFCOM), l’objectif premier des nouvelles routes de la soie, c’est l’Europe. Il s’agit d’y acheminer des produits fabriqués en Chine, et dans cette perspective, l’Afrique n’a pas sa place. Si on regarde les tracés de la route terrestre et de la route maritime, toutes ces routes sont faites pour desservir l’Europe. Les ports situés sur les côtes africaines sont avant tout des ports qui ouvrent sur l’Europe, et non vers l’Afrique, y compris le port de Tanger. Ce dernier pouvait prétendre être un port des routes de la soie tourné vers l’Afrique, sauf que les productions tangerines sont d’abord destinées au nord de la Méditerranée. Donc, d’un point de vue strictement économique, les routes de la soie ne concernent pas l’Afrique.
Se greffent ensuite des questions d’ordre politique. Des pays africains ont réclamé à être davantage impliqués dans les routes de la soie, d’où le mémorandum d’entente signé avec le Maroc en novembre 2017. Mais il a été signé par le ministère chinois des Affaires étrangères et non avec le MOFCOM, et le texte précise par ailleurs que le Maroc est le « premier pays arabe du nord-ouest de l’Afrique » à signer le texte. Il ne parle donc pas d’un « pays africain » mais d’un « pays arabe ». Le but du Maroc n’était d’ailleurs pas tant d’être dans les routes de la soie, mais de pouvoir proclamer au peuple marocain qu’il fait partie des routes de la soie. De ce fait, la formule chinoise a été détournée à l’attention du peuple marocain.
Les points d’ancrage de la route maritime en Afrique de l’Est ne peuvent donc pas être vus aussi comme une ouverture vers le continent africain ?
Si on regarde d’un point de vue économique, Djibouti a reçu 0,3 % de l’investissement direct étranger (IDE) chinois en Afrique en 2016 (34e rang parmi les bénéficiaires africains de l’IDE chinois), l’Éthiopie a reçu 3,4 % (10e rang) et le Kenya a reçu 3,6 % (9e rang). Mais aucun de ces pays n’est inscrit dans la liste des pays bénéficiant de l’IDE chinois au titre des nouvelles routes de la soie. Et le Maroc non plus. Le seul pays concerné par des IDE, et donc inclus dans la route de la soie, c’est l’Égypte. Mais rappelons que l’Égypte est incluse dans le Moyen-Orient dans la perception chinoise qui hérite là de la vision définie à la fin du 19e par le Foreign Office et le Quai d’Orsay.
N’y a-t-il pas eu d’investissements chinois pour relier Djibouti à l’Éthiopie, construire des chemins de fer au Kenya, dans le cadre des routes de la soie ?
Le chemin de fer entre l’Éthiopie et Djibouti, à qui appartient-il ? S’il appartient à l’Éthiopie, c’est un investissement éthiopien et une prestation de service de la Chine, et donc, on ne peut parler d’investissement chinois. La Chine aurait pu construire ce chemin de fer même s’il ne lui servait pas à distribuer ces produits puisque c’est la volonté du client investisseur. Il se trouve que la Chine peut vendre ses services et ses produits à l’Éthiopie, l’investissement éthiopien est donc doublement gagnant pour la Chine.
L’Afrique, selon vous, n’est pas visée non plus par le mémorandum signé avec le Maroc, et vous soulignez que le port de Tanger est d’abord un lien vers l’Europe. Cependant, la stratégie marocaine de partenariat sud-sud, et la réintégration du Maroc dans l’Union africaine en 2017 ne sont-elles pas des éléments qui comptent aussi pour la Chine ?
D’abord, il faut rappeler ce qu’est un mémorandum. On se serre la main, et si quelque chose peut se mettre en place, on va le faire, mais il n’y a aucun engagement juridique. On peut lui donner le contenu que l’on veut. Pour l’instant, la Chine au Maroc, ce sont surtout des PME, arrivées avec de grosses entreprises occidentales qui ont relocalisé leur activité au Maroc. Elles font venir des sous-traitants chinois avec lesquels elles ont déjà travaillé en Chine. Mais on ne voit pas de grosses entreprises publiques chinoises… Ce qu’on observe, c’est donc une stratégie des entreprises occidentales pour le marché européen, tout à fait indépendante des routes de la soie. Cette dynamique est la plus marquante, même s’il y a dans le même temps des mouvements d’entreprises chinoises au Maroc, avec par exemple le géant chinois des voitures électriques BYD, qui a l’intention de s’y installer. Mais là encore, ces mouvements sont limités et la Chine reste très prudente.
L’Afrique est-elle dans le viseur de ces acteurs chinois au Maroc, dans une stratégie éventuellement à plus long terme ?
Oui, à plus long terme, si on prend par exemple le secteur de l’automobile, il y a l’Afrique. Mais pour l’instant, le marché africain ne représente que 3 % des ventes de produits manufacturés de la Chine. Le trafic de conteneurs, de produits manufacturés de l’Afrique, représente quant à lui 4 % du trafic mondial. On ne peut pas vraiment parler encore de marché. Or, si vous devez créer une usine, il faut avoir un marché certain, et aujourd’hui, c’est le marché européen qui va motiver et permettre d’amorcer la pompe. Le marché africain est un plus, mais pas pour tout de suite. En revanche, au-delà des routes terrestre et maritime, on observe une troisième voie, qui intègre l’Afrique, et que l’on pourrait qualifier de « routes électroniques de la soie ». Elles font appel à d’autres vecteurs et vont jusqu’à Lomé, au Togo. Il ne s’agit plus ici de vendre des produits, mais d’implanter des systèmes fintech.
De quoi s’agit-il ?
Je m’en suis rendu compte en m’intéressant à la société IZP (IZP Network Technologies Co). Elle a été créée assez récemment sous la tutelle de la Commission nationale chinoise pour le développement et la réforme, pour élaborer et gérer un centre de gestion de métadonnées en lien avec les routes de la soie. Avec elle, une nouvelle route se met en place, et son objectif est de gagner de l’argent, non pas lors de la vente de biens matériels, mais à l’occasion du paiement par un tiers de ces biens matériels. Vous avez donc des entreprises d’un groupe donné qui organisent l’arrivée, le traitement, la diffusion d’un certain nombre de produits – éventuellement leur production – et qui organisent en même temps le système de paiement. Le gain se fait sur cette opération finale, soit le prélèvement de commissions sur des transferts financiers.
C’est un système qui pourrait se mettre en place à court terme ?
IZP s’est associée au groupe China Merchants (coentreprise majoritaire dans la structure qui gère le port et la zone franche de Djibouti) pour créer l’Alliance globale des ports, qui regrouperait déjà 29 ports. Le projet est réalisable à court terme s’ils arrivent à avoir des accords de clearing, ce qui permettra un paiement directement en monnaie chinoise, sans avoir à passer par une monnaie tierce, comme le dollar, l’euro ou le yen. Pour l’instant, IZP a deux filiales : Globebill, la plus grande plateforme chinoise de paiement transnational à un tiers, qui organise donc le paiement, et International Business Settlement (IBS), spécialisée dans l’internationalisation du yuan, et censée organiser le clearing. Des accords financiers ont été signés avec des banques centrales pour organiser ce clearing, qui est fondamental pour la monnaie chinoise. Cela supprime le coût et le risque du change, puisque les produits sont facturés et payés en yuan. Donc ce système pourrait se mettre en place assez rapidement. Et ce faisant, il va placer la Chine dans une position concurrentielle très forte.
Vous parlez d’une route de la soie électronique qui irait jusqu’à Lomé, au Togo, donc il y aurait un axe précis ?
À partir du moment où c’est électronique, et donc dématérialisé, il n’y a pas vraiment de tracé. Mais on peut se représenter un axe Hong Kong-Colombo-Djibouti-Mombasa-Lomé…
Qu’est-ce qui attire surtout la Chine en Afrique aujourd’hui sur le plan économique ?
L’Afrique représente un marché, un endroit où la Chine peut vendre des produits manufacturés et des services. Les montants des prestations de services en 2016 ont été 25 fois supérieurs à ceux des investissements directs étrangers (IDE) chinois en Afrique. Ces derniers représentaient 1,2 % des IDE chinois en 2016, et la tendance, ces dernières années, est à la baisse des IDE en valeur absolue et en valeur relative, au profit des États-Unis et de l’Europe. La France, le Royaume-Uni et les États-Unis investissent beaucoup plus que la Chine en Afrique, sans compter l’Inde, l’Afrique du Sud, et les Émirats arabes unis dont les IDE comptent aussi.
La présence des Chinois en Afrique n’est pas une présence d’investisseurs, contrairement à ce que l’on nous présente souvent. La Chine réalise des prestations de services pour lesquelles elle est payée, et c’est en général le gouvernement du pays qui investit. Cela montre bien que la stratégie de la Chine n’est pas de s’installer en Afrique, mais de vendre immédiatement des produits et des services.
Et d’assurer aussi ses besoins en matières premières ?
Oui, cela fait partie des relations commerciales. Mais les Chinois ont des fournisseurs sur toute la planète.
Au nom de cette relation commerciale, vous montrez dans un article consacré à l’industrie automobile que la Chine s’oriente davantage vers le Maroc que vers l’Algérie, qui a longtemps été son allié privilégié en Afrique du Nord, et ce, pour toute une série de facteurs imputables à son dynamisme économique…
C’est certain, parce que l’Algérie n’a pas joué ses cartes. C’est d’ailleurs là tout le problème des « ZES (zones économiques spéciales) chinoises » qui sont de fait des enclaves chinoises en pays tiers, et non des zones franches accueillant des entreprises de pays tiers, dont des chinoises. L’Algérie a refusé ce principe. Ce n’est pas la même Chine que l’on trouve au Maroc et en Algérie. En Algérie, la Chine essayait d’être proactive, d’initier des mouvements, que l’Algérie, pour un certain nombre de raisons, a freinés. En revanche, au Maroc, la Chine suit. Les acteurs sont à la fois le Maroc et les entreprises occidentales qui s’y installent. Il y a donc des écosystèmes mais aussi une dynamique qui favorisent l’installation d’entreprises diverses. C’est la très grande force du Maroc, et c’est ce qui fait que la Chine va regarder ce qui se passe au Maroc. Elle ne peut qu’être intéressée par cet acteur qui bouge, et qui de surcroît lui demande de bouger avec lui.