« Ayo Laalo, Laalo, Laalo…! » n’a pas manqué de chanter Baaba Maal, de sa voix puissante. Ci-après, dia(mono)logues érudits entre deux Sénégalais Afropéens sur les bords de Seine, qui croisent le fer sur le thème de l’ingrédient central du thièrè de Tamkharit, sans qui rien ne coule de source : le Lalo. Mais en fait, un seul parle : un interlocuteur mystérieux (pas tant que ça…) qui invite Mbougar Sarr en pays mandingue, autour du Saint- Graal qui rend possible le couscous sénégalais, sa « pierre angulaire ». Le Lalo qui a d’autres usages insoupçonnés, mais prompts à vous faire soupçonner de…(on vous laisse le découvrir dans le texte). Mbougar Sarr répond dans un autre texte, qui n’est pas publié ici (pour le moment) et que vous pouvez lire en cliquant ici. Quant à ce texte d’Elgas, il a été publié pour la première fois le 6 février 2013 dans l’ancien blog de l’écrivain Elgas, qui nous autorise à le diffuser à nouveau, en cette (future) nuit de Tajabone. Comme (ne dirait pas) Kirikou : « Lalo est là! ».
– Sarr, mon accolade chaleureuse pour vous extirper des étreintes de l’hiver.
Nos dîners parisiens nous ont conduits à disserter sur plusieurs sujets. Bien souvent, nos mots vont d’emblée aux charmes si puissants des femmes, nos émotions s’y affolent, nos sangs, nos membres, aussi. Quand l’alcool agit, nous méprisons bien souvent les problèmes de l’Afrique, cela convient à notre lâcheté exquise du désintéressement. Nous disqualifions par une farouche exigence, les crétins et les imbéciles ; il nous faut en effet garder un rang, réduire le cercle des fréquentations, dissuader les cerveaux malnutris. Nous usons nos yeux et nos mots passionnés pour le football – le gracieux et le ludique -, le maintien est hygiène de vie, la devise nous est commune. Sans le sou et secs comme des antilopes du Sahel, nous peaufinons pourtant nos statures naissantes de dandies fauchés dans quelques établissements parisiens de fort bon goût. Et acte final grandiose, nous plaçons, ces mélodrames infiniment tendres, formidablement intimes, pompeusement délicieux sous le règne du seul Dieu auquel nous nous soumettons : le Rire. L’Autre nous est inférieur. Nos gorges et nos radieux visages gardent le sublime stigmate de cet exotisme drôlatique. A vous l’ami donc, je renouvelle ma gratitude pour ces tranches de vie à la splendeur inégalée.
Des lecteurs égarés par ici, peuvent, un peu hâtivement mais à raison, soupçonner que ce déballage est intime ; le protocole l’exigeait cependant. Il introduit, en effet, avec ce décor établi, l’objet de ce dialogue que j’ai l’honneur d’ouvrir.
– Sarr, hier, abandonnés sur les chaises dégarnies de la gargote sénégalaise La Linguère, sise rue Blondel, dans le 2e arrondissement parisien, avec une candide insouciance, vous m’avez fait part de votre méconnaissance des diversités de Lalo (liant et assaisonnement nécessaire pour la semoule de mil et de maïs, base alimentaire de bien des ethnies de notre pays). Pour vous, le seul Lalo, était celui issu des feuilles de Baobab séchées. Vous m’avez presque ému à révéler cela, au détour de la discussion culinaire qu’on entretenait sur le régime alimentaire de Cheikh Ahmadou Bamba, ascète affûté qui pesait 39 Kg. Cela m’a immensément attendri, vous voir ainsi ignorer, dans un déracinement quasi-Senghorien, les piliers de la cuisine Sérère et Mandingue. Je ne pouvais donc vous renvoyer à votre désarroi. Je décide donc, cher petit frère étourdi par les attraits du colon, de vous adresser ces mots, afin de vous instruire, sur l’une des plus belles inventions gastronomiques des siècles évanouis. Je vous entretiendrai du Lalo, de son usage, de sa diversité, de son histoire et des secrets annexes de sa véritable essence. Je le ferai avec le ton auguste et fier du Bambara, héritier d’une histoire extraordinaire.
L’admirable civilisation Mandingue qui survit prodigieusement aux siècles, a produit de grands Hommes : le prospère généreux mais non moins insouciant roi, Kankan Moussa. Elle a produit des guerriers retentissants, défiant les âges et la nature, le feu, le sang, la flore et la faune, les ordres établis et les forces hostiles, l’inénarrable Sounjata Keita. Elle a créé des Forgerons talentueux qui ont dompté le métal depuis des lustres. Les griots de la bonne filiation, y resplendissaient la force de l’incantation, l’art du louange. La stratification sociale y a atteint une harmonie fabuleuse que les abâtardissements islamiques ont toujours jalousée. Le cœur de l’empire Mandingue bat dans toute l’Afrique occidentale. Ses restes demeurent des splendeurs qui gouvernent toutes les sociétés traditionnelles. Le génie de ce peuple a crée de multiples langues qui prennent source dans le Malinké géniteur. On a inventé l’art et l’esthétique, gouverné par la piété sans hostilité de l’animisme. Les masques garnissent aujourd’hui les musées les plus huppés et les bois sacrés les plus ancestraux. L’empire Mandingue a été, mieux que la civilisation bâtarde Égyptienne le terreau où ont germé tant de génies. Une formidable osmose culturelle y a façonné une vie de sagesse, de tolérance, de fête, de prospérité, d’innovation.
Je m’égare sans doute M. Sarr, à vous conter, avec ces mots énamourés, une civilisation qui m’arrache, à chaque fois que je pense à elle, des larmes de gratitude. Cette grande histoire révèle ses sommets les plus brillants quand on explore ses détails minuscules. Ces petites extases d’invention qui malgré la banalité de l’usage quotidien, gardent encore leur pouvoir d’étonnement intact. Ainsi, cette civilisation, a produit le Lalo, la pierre angulaire du couscous dans sa teinte nègre. L’assaisonnement succulent qui rend ses repas familiaux quotidiens, en moment de complicité et de perpétuation culturelle.
– Sarr, je vous pardonne. Je suis un ancien Musulman, dans ma période islamique, nous tolérions peu l’injustice et le manque de miséricorde, je vous sais bon. Vous avez le cœur cristallin. Votre ignorance sur Le Lalo, est un égarement momentané d’un garçon au cerveau bousculé par le génie. Le Lalo – et les autorités gastronomiques Mandingues n’ont pas tranché tant l’aliment est mystérieux – est un liant et un assaisonnement qui dilue dans la semoule de mil et de maïs après cuisson. Il donne une saveur d’ensemble sans laquelle la semoule tombe vite dans le dégoût. Il y a deux types de Lalo :
***Le Lalo vert, issu des feuilles séchées du Baobab est une vulgate. Il est d’usage courant. Dans le Sine et le Saloum, les tribus Sérères, ainsi que les tribus d’ascendance Mandingue dans l’orient Sénégalais et le bassin Sud, l’utilisent abondamment. Ces steppes et ces savanes, oû l’arbre géant pousse généreusement, facilitent la cueillette et l’approvisionnement se fait sans encombre pour ces familles aux revenus modestes. La vulgarisation de ce Lalo tient certes de son goût accessible, sobre, mais il tient aussi et surtout de cette commodité qui ôte un souci dans les familles des régions concernées. Mais ce Lalo s’est répandu. Au gré des voyages, des brassages ethniques, de flux migratoires qui font la nation du Sénégal, le Lalo a conquis de nouveaux territoires et contribué à dessiner un Etat uni. Concernant les particularités gustatives avec lesquelles s’assortit le Lalo, il faut plutôt partir sur des plats épicés, jouer sur les saveurs aigres car le peu de caractère du Lalo vert tolère l’expression des plats forts en bouche. Vous connaissez ce Lalo, il est l’allié du couscous quotidien, il est facile, rapide, comme le sel et l’eau, c’est un incontournable de la cuisine de tout le pays. Ce Lalo est une pudeur, c’est le nivellement social par l’aliment et le pouvoir de séduction de ce Lalo tient dans cette grande qualité qui est la sienne : flirter avec l’insipidité sans se vautrer dedans. Tout le génie de l’empire Mandingue se voit ainsi redéployé, maintenir des équilibres délicats et s’y tenir.
*** Le second Lalo est plus sulfureux. Il demande du vécu, il demande de la virilité, il demande des poils aux couilles pour l’appréhender – la grossièreté était ici, indispensable. C’est une substance translucide, gluante, à l’aspect parfois suspect, que l’on trouve principalement dans le Nord coquet du Sénégal. Les familles aux bourses plus garnies du reste du Sénégal ainsi que les maniaques de ce goût exquis n’échangeraient pas leur Lalo contre l’or du Rhin. Ce Lalo, glucidé, rend la semoule humectée par une grâce divine. Il s’incruste dans les papilles et y joue un concert de plaisir affolant. Ce Lalo est un maestro de la cuisine, il mène la cadence et son effet terrible pour son aspect terne, renseigne sur la force de ce iota de la saveur. Il se marie délicieusement avec les plats aux accents sucrés car l’harmonie gustative y confine bien souvent au don céleste. Ainsi le Bassi et le Siim. Ce Lalo ne paie pas de mine. Il parcourt l’histoire avec une discrétion remarquable. Sa cueillette est ardue, sa recette irrite les inventeurs du coca-cola.
– Sarr, je ne suis pas un sectaire, vous le jurerez d’ailleurs, vous connaissez votre homme. Je ne saurais toutefois pas choisir entre deux trésors de ma tradition. Mais le second Lalo, par sa translucidité est un miroir, où mon narcissisme aime à se repaître. Ce Lalo me subjugue et me fait bander. Ce Lalo a l’abysse du plaisir si puissant, si orgasmique du goût, cause dans mon âme de grande effusions de bonheur, des transes inhumaines.
Sarr, je vais vous confier un secret, vous le méritez Grand Seigneur, on ne peut habiter Diourbel et sa sécheresse, sans être animé d’un désintérêt des plaisirs de la vie. Vous êtes un moine, vous en avez, l’habit, l’habitude oserai-je, la bite. Je vais vous confier le secret d’une tribu, la mienne. Le raffinement que suggèrent vos manières m’emplit d’espoir que la discrétion vous sera alliée. La tradition orale m’a confié, via un grand-père, les usages annexes de ce Lalo.Avant d’être assaisonnement de la semoule, le Lalo était la vaseline des anciens. La substance inodore, avec ce qu’il faut de vertu glissante, avait des bénéfices saisissants dans la guérison des frigides. Les vieux Mandingues dont on connaît les dimensions phalliques impressionnantes après 80 ans, l’utilisaient pour faire briller leurs femmes. Hier encore, mon couzin Ouezzin, me disait que mes émissaires de Durex avaient offert des sommes faramineuses pour avoir la recette de ce Lalo, qui sied parfaitement aux exigences de confort et de solidité du préservatif moderne. Je ne boude pas mon plaisir de vous narrer le refus des miens, dignes et grandioses devant la menace capitalistique.
– Sarr, vous l’aurez compris, nous ne sommes pas ici dans un dialogue philosophique, un de plus, sur ces futilités de l’époque qui convient à des verbiages incessants, creux et sans impacts. Nous ne somme pas non plus, dans des échanges culinaires brefs, ensevelis le lendemain dans les oublioirs. Vous l’avez compris, nous sommes dans le vrai, dans le grave, dans l’identité, dans la mémoire, le soi, le soi et les siens. Longtemps, des mystificateurs, animés des plus vils desseins terrestres, ont cru bon de médire notre civilisation, de l’abaisser à l’échelle de la chaussée pour des convenances racistes et ethnocentristes. Après des siècles de prostration, d’agenouillement, ce dialogue aidera à faire renaître la civilisation Mandingue. Le Lalo est la potion de guérison. Il tord le cou aux déclarations méprisantes sur un peuple qui n’aurait rien crée. Il y a dans le minimalisme, la pudeur, la grandeur, la noblesse du Lalo, un point nodal, profond, que toutes les attaques extérieures ne sauront jamais atteindre. La Lalo est l’âme de notre empire.
– Sarr, séduire, plaire et rassasier le ventre ; resplendir, faire revivre les Hommes et les femmes, faire rire, tolérer et presser à la sodomie dans une sobriété d’une délicatesse géniale, faciliter l’histoire, symboliser l’identité nulle autre substance sur être n’arrive à la cheville de Lalo. Et je rends aussi hommage à Baaba Maal qui, quand il chantait « Ayo Lalo, Lalo, Lalo… » fredonnait déjà – inconsciemment- les airs de la libération.
Elgas
(publié pour la première fois le 6 février 2013, dans le blog « La Compétition Humaine », d’Elgas)