Toutes les langues sont belles… mais il en est une, déesse de feu au long corps d’érable, de chêne et de baobab, une langue qui enjambe océans et fleuves, chante sur les avenues, les chemins de brousse, dans des cabarets, des cases et des huttes.
Cette langue est une femme belle aux lèvres de café, aux yeux de sirop, aux mains de henné, à la bouche de vin de palme. Elle porte dans son ventre des enfants de toutes les couleurs. C’est une langue métisse, et le métissage culturel est l’avenir de notre civilisation.
C’est une langue universelle, parce que langue de l’esprit et du cœur, langue de partage, langue de confiture et d’amour, langue de saudade, de voyage et de bivouac.
La langue française est une langue de pétulance au ramage multicolore, une langue de lune de miel et de soupirs, langue d’élégance, langue de cour, langue de frisson et de bravoure, langue de refus, langue de guépard et de gazelle, langue d’épine et de rose, langue de galop, langue de révérence, langue d’arrogance, langue d’extase, langue d’encrier et langue de sceptre, langue des lois et langue des rêves, langue des tombeaux, langue d’éternité, langue d’épée et de fourrure.
Comme telle, se décline également la Francophonie, espace linguistique de l’esprit, espace géographique du cœur. Cet espace est un espace de chair et de sang, ceinture fraternelle au service de la créativité. La langue française est notre maison, la Francophonie est notre famille, notre héritage, passé, présent et avenirs confondus. Il est heureux que la langue française comme l’espace qu’elle symbolise et nourrit portent tous deux la marque du féminin. C’est avant tout l’éloge à la femme, celle par qui le monde naît et renaît, celle par qui il est écrit que l’amour seul a puissance de métamorphose.
Chez nous en Afrique, la femme est le magister de la terre, car les ronces ne donnent pas de raisins. Oui, la Francophonie est un espace où chacune, chacun de nous parle sa propre langue : le français ! Oui, la Francophonie est devenue notre patrie commune ! Oui, en Afrique, nous ne sommes plus locataires de la langue française, mais copropriétaires ! « On ne peut vivre toute une vie avec une langue, l’étirer de gauche à droite, l’explorer et fureter dans ses cheveux et dans son ventre, sans que l’organisme ne fasse sienne cette intimité », disait Neruda. Tel est mon rapport avec la langue française. Voici donc que le Québec nous reçoit, terre de poésie et d’honneur. « Je me souviens… » !
Nous devons tous nous souvenir, car c’est le passé qui porte le présent ; se souvenir veut dire ne pas renoncer, ne pas renoncer à ce que l’on est, ne pas renoncer à ce que l’on doit devenir. C’est ensemble, mais différents et souvent unis à notre insu par la même histoire, que nous continuerons de bâtir une Francophonie de tous les espoirs, un espace de tous les rêves et de tous les dons autour d’une langue que les dieux, les premiers, ont dû parler dès le frémissement de la terre. Oui, la culture, c’est d’abord que chacun de nous sache d’où il vient et qu’ensuite, enracinés, nous puissions nous ouvrir les uns aux autres dans cette torrentielle lumière de l’esprit dont la langue française est le buisson ardent, charriant des alluvions d’or et de diamant. Réunis les tisons flambent, séparés ils s’éteignent.
La Francophonie est notre grand feu de bois et la langue française ce soleil qui jamais ne se couche de Kinshasa à Port-au-Prince, de Rabat à Varsovie, de Ndjamena à Beyrouth, de Tunis à Paris, du Caire à Abidjan. Aussi loin que l’on puisse regarder, notre belle langue ne disparaîtra pas du paysage linguistique mondial. La langue anglaise n’est pas une langue ennemie, elle nous enrichit plutôt et nous pousse à devoir être les meilleurs. Ne dit-on pas finalement que les bons Britanniques et les bons Américains, quand ils meurent, demandent à aller à Paris ? Ce n’est pas parce que le monde était triste que Dieu nous envoya la France et sa langue. C’est parce qu’autour d’une langue trempée, aguerrie, riche de toutes les saisons et venue du fond des âges, nous avions besoin de nous découvrir, de nous parler, de nous connaître, de nous aimer, de nous respecter, de reproposer au monde une fraternité nouvelle, de bâtir ensemble un avenir pour nos enfants. Voilà pourquoi nous avons choisi le français, pour en faire notre maison commune et un grand pont jeté sur le monde. Jamais la Francophonie ne sera aride, pierreuse. Jamais la langue française ne vieillira, car l’amour ne vieillit jamais. Qui peut donc enterrer l’ombre d’un arbre ?
Telle restera la force invincible de la langue française ; telle restera la Francophonie, toujours visible, toujours élégante, toujours souriante, désirée, désirante, conquérante, triomphante, toujours brûlante, toujours poreuse. La Francophonie est le lieu de refondation de notre volonté de vivre ensemble, différents. Oui, nous devons éviter pour certains d’entre nous que le souvenir difficile de la colonisation ne soit toujours la mauvaise conscience qui hante le regard sur l’autre. Se tromper de chemin, c’est apprendre à connaître son chemin. Le soleil et la lune brillent désormais dans un même ciel. Voilà le miracle de la Francophonie. Nous nous sommes rencontrés et il est trop tard pour se quitter, trop tard pour ne pas rester ensemble, car la femme est trop belle et nous avons déjà fait tellement d’enfants ensemble. Notre Francophonie n’est ni un voisinage ni une mitoyenneté. Elle est un jardin commun. Nous cultivons le même champ. Nous logeons sous le même toit. Nous habitons ensemble une ville entière qui n’a qu’une seule rue et une seule maison, une seule adresse. Nous sommes un même continent, un continent de l’esprit grâce à cette langue française, cette femme que nous aimons tous éperdument : il ne pouvait y avoir que notre amour d’une femme pour nous retrouver tous à sa porte, en sérénade. La Francophonie, c’est le métro parisien à 18 h, c’est-à-dire un lumineux panier de fruits exotiques, un mélange de cauris, de jasmin, de perles, de coquillages, de noix de coco, de jujubes, de magnolias, de bougainvilliers, de pain de singe, d’oseille, de roses et de bambou !
Pour dire notre parfum unique, pour chanter notre pluralité, notre diversité qui sont un trésor à défendre ! Mettre en Francophonie les Français d’un côté et les Maliens de l’autre, les Québécois d’un côté et les Vietnamiens de l’autre, la langue française d’un côté et les langues africaines de l’autre, c’est mettre “les voitures d’un côté et les chauffeurs de l’autre “! En Francophonie, le lait a beau se vanter d’être blanc, le café le fera toujours déchanter, et le café aura beau se vanter d’être noir, le lait le fera toujours déchanter ! C’est cela également notre chance.
La Francophonie est ce couple d’oiseaux dont parlait le poète, un couple où chacun a une seule aile et qui vole ensemble. Qui pourrait égaler notre abondance de lumière et de force avec cette langue française qui a puisé aux origines des civilisations grecque et latine dont elle est l’enfant, a résisté à l’occupation allemande, et est allée à la rencontre de la grandeur des Tsars, la fascination des civilisations indiennes, et la magie des cultures africaines ?
La puissance d’une langue dépend moins du travail des grammairiens que de la capacité de cette langue à aller à la rencontre des autres. Les véritables fleuves de la Francophonie sont ses poètes, ses écrivains, ses paroliers, ses musiciens. Oui, voilà les premiers jardiniers de notre langue. Ils en sont les saisons et les arrosoirs. La langue du Québec a toujours été et restera toujours pour moi le soleil du cœur.
À une langue française habillée de tous les dons, le Québec a greffé un ton, un rythme et des mots dont on aura du mal à égaler le goût et le parfum jusqu’aux lointains fruits bleus du paradis. C’est ici au Québec que la langue française regagne la lumière chaque fois qu’elle prend le temps de s’attarder sur sa grandeur. Voyez-vous, la différence entre un jardin et un désert, ce n’est pas l’eau, mais l’homme. Telle est la langue française et la Francophonie pour nous. Elles sont ce qui lève, ce qui fait grandir, ce qui façonne, ce qui rassemble, ce qui nous permet de réaliser ce que séparément nous ne pourrions jamais réussir. Que fleurisse et rayonne notre langue française ! Puisse la Francophonie reculer encore l’horizon ! Que vive le Québec qui nous reçoit avec ce cœur plus grand qu’une cathédrale, en ce mois de juillet, juillet la saison des flamboyants et des manguiers en Afrique, saison que savait si bien chanter Senghor, le maître de langue, Senghor qui donna Abdou Diouf à la Francophonie et Abdou Diouf mettant à sa droite un fils du Québec, Clément Duhaime, afin qu’abondent les greniers et que le chant général de la langue française se perpétue d’écho en écho, loin dans le temps, comme un printemps jamais fini !
Une langue qui n’aura plus besoin ni du soleil ni de la lune pour l’éclairer, parce que sa gloire l’éclaire désormais pour toujours, comme parleraient les Écritures.
Amadou Lamine Sall, poète, lauréat des Grands Prix de l’Académie française