Tract – D’Aline Sitoé Diatta, au Sénégal, il ne reste presque plus rien. De matériel du moins. Pas de corps, pas d’objet, pas de maison. « Les colons ont tout pris », assure Mathurin Senghor Diatta, l’un de ses neveux. « Mais on a gardé son souvenir, et le culte qu’elle nous a transmis ».
Celle qui est aussi surnommée « la reine de Kabrousse », née en 1920 dans ce petit village du sud du pays, et morte en 1944 à Tombouctou, dans l’actuel Mali, incarne la lutte anticoloniale au Sénégal, rappelle Africanews citant l’Afp, et est devenue l’héroïne la plus célèbre de Casamance, territoire enserré entre la Gambie au nord et la Guinée-Bissau au sud.
Le bateau qui fait la navette entre Dakar et la Casamance porte son nom, tout comme la résidence universitaire des filles dans la capitale sénégalaise, des écoles ou des stades.
En 2020, la dramaturge française Karine Silla écrit un livre de fiction sur le personnage. Sur la couverture, la photo d’une jeune femme qui pose fièrement, les bras croisés, seins nus, pipe à la bouche. Dans son village ou dans les universités, nul ne peut dire s’il s’agit d’elle.
Rébellion
A Kabrousse, c’est la fin de la saison des pluies. Les rayons du soleil percent sous des nuages menaçants. Une légère brise fait danser les feuilles des arbres. Quelques chiens aboient. Des enfants se chamaillent et poussent des cris.
Dans quelques heures, les habitants – de croyance animiste – se retrouveront pour prier sur la place du village et exercer « le fétiche » qu’Aline Sitoé Diatta leur a enseigné, celui de faire tomber la pluie, indispensable à la culture du riz.
Ici, tout le monde connaît l’histoire de la jeune femme, déportée par les Français à 24 ans dans la lointaine Tombouctou, à plus de 2 300 km, parce qu’elle était suspectée de fomenter une rébellion contre la puissance coloniale.
« Contradiction mémorielle »
Pourtant, Matar Sambaïsseu Diatta, le chef du village, l’assure : « Elle ne s’est jamais opposée à l’intrusion coloniale. A l’époque, beaucoup de monde venait la consulter et les colons ont cru qu’elle représentait un danger. Son histoire a été réécrite par la suite ».
Cette version est aussi partagée par l’anthropologue Jean Diédhiou, enseignant-chercheur à l’université de Ziguinchor, qui évoque « une contradiction mémorielle » et « une réécriture de l’histoire à des fins politiques ».
Pour lui, « Aline Sitoé Diatta était une prêtresse comme il y en avait d’autres en Casamance ». Or, « chaque village dans la région est indépendant et a ses propres cultes », et elle n’a jamais incité à se soulever contre l’ancienne puissance coloniale.
En revanche, elle appelait à la spiritualité des ancêtres et incitait à la désobéissance civile pour s’opposer aux réquisitions de riz, un impôt obligatoire à l’époque.
Combat contre la colonisation
« Son statut, elle le tient de son arrestation et de son exil, et de la place que les colons lui ont donnée. C’est ce que j’appelle le paradoxe de la post-colonisation. On reprend ce que les colons nous ont légué en héritage », estime M. Diédhiou.
La figure d’Aline Sitoé Diatta est entrée dans la mémoire collective dans les années 1970-1980 à travers des émissions radios présentées par l’abbé Augustin Diamacoune Senghor, un prêtre et chef indépendantiste casamançais, avant d’être popularisé par des mouvements de gauche à la recherche de figures du combat contre la colonisation.
« Pour les jeunes politisés dans les années 70-80, Aline Sitoé Diatta faisait partie des références incontournables. On luttait pour réhabiliter nos héros nationaux et nous avions créé un prix qui portait son nom pour récompenser ceux qui œuvraient pour l’émancipation des femmes », se souvient Fatoumata Sow, journaliste et membre fondateur du mouvement Yewwu Yewwi pour la libération des femmes.
« Elle incarnait les valeurs de résistance, d’égalité des sexes et de promotion sociale des femmes », poursuit-elle.
Unité nationale
Son appartenance au peuple diola, une ethnie de Casamance, a servi à cimenter l’unité nationale, alors qu’une rébellion armée sécessionniste a revendiqué l’indépendance de la région à partir des années 80, rappelle Alioune Tine, figure de la société civile au Sénégal.
Il rappelle l’importance pour les Sénégalais « d’avoir des héros dans les différentes régions, avec des communautés qui peuvent s’identifier à eux, et des héroïnes, pour les femmes ».
A Cap Skirring, une ville touristique près de Kabrousse, Kani Ba, une Française de 40 ans dont la famille est originaire du Sénégal, est assise à une table de son campement. « Je suis retournée sur ma terre parce qu’Aline Sitoé Diatta venait d’ici. Je voulais voir où elle avait vécu, ressentir son énergie », confie-t-elle.
« En France, on met en avant les femmes, mais rarement des femmes noires. C’est nécessaire et vital d’avoir des héroïnes afrodescendantes qui nous aident à avancer. La vie est plus simple quand on assume son identité », explique-t-elle.