[NOUVELLE] Kayes, Mali: ‘La couture pour se réparer’ (Par Clarisse Magnekou)

‘Entre l’ici et l’ailleurs’

    Tract – Je m’appelle Fanta. Nous sommes le 20 mai 2020. Le 20 mai est une date extrêmement douloureuse pour moi.

 

Sous le soleil ardent de Kayes, je marche sans but, juste pour essayer de ne pas penser. C’est difficile. Mon esprit s’y refuse. Il n’y a rien à faire. Tout remonte.

 

Le 20 mai 2018, je suis sortie de l’école. Je me sentais joyeuse, fière. J’avais réussi un examen de mathématiques au tableau. Mon maître m’avait félicitée.

 

J’ai été scolarisée. Tard, mais scolarisée. Mes sœurs n’ont pas eu cette chance, elles.

 

Lorsque je suis arrivée à la maison, il y avait ces hommes en train de discuter avec mes parents. Je les ai salués, puis me suis dirigée vers la cuisine pour boire de l’eau. J’ai reniflé avec gourmandise l’odeur alléchante qui embaumait l’air en réalisant à quel point j’avais faim. « Allez, une douche rapide et tu vas déguster ce plat délicieux qui t’attend …», me suis-je dit.

 

Je suis sortie de la douche, me suis habillée, en me sentant toujours gaie.

 

Ma mère est arrivée dans ma chambre et m’a regardée d’un air étrange. Sans lui laisser le temps de dire quoique ce soit, je lui ai partagée ma joie. Elle a hoché la tête, poussé un long soupir avant de m’expliquer que c’était un grand jour pour la famille, que parmi les hommes que j’avais salués, se trouvait mon mari. J’ai eu envie de rire mais quelque chose m’en a empêchée. J’ai scruté ma mère plus sérieusement et réalisé qu’elle ne plaisantait pas. Pas du tout.

 

–  Euh, maman, je ne comprends pas ce que tu dis…

 

–  Ton père a tout arrangé. Ton mari travaille à Kayes…Tu pourras vivre dans cette grande ville…Tu imagines ta chance ?

 

–  Maman, je ne comprends pas. Je ne peux pas me marier. J’aime l’école. Je veux juste continuer d’aller à l’école.

 

–  Fanta, arrête. C’est un honneur pour la famille. Tes sœurs sont mariées. C’est ton tour…

 

–  Bintou ne voulait pas se marier…Elle a honte de son mari. Elle ne sourit plus.

 

J’ai voulu ajouter que le mari de ma sœur boite, est très vieux, menace souvent de la répudier mais je me suis retenue.

 

– Inspire toi plutôt de Taby. C’est une femme mariée heureuse.

 

J’ai voulu répliquer que j’avais entendu dire que c’était un masque social, mais j’y ai renoncé.

 

J’ai gardé le silence quelques minutes avant de reprendre, avec mon ton le plus calme et déterminé : Tu le sais bien maman, je veux aller à l’école, je ne veux pas me marier…

 

Ma mère m’a rétorqué d’une voix agacée : Fanta, ton mari est venu te chercher. Je ne sais pas de qui tu tiens ton effronterie mais tu as intérêt à te montrer plus docile avec lui…Une bonne épouse doit écouter et obéir…

 

Lorsque j’ai réalisé l’horreur de la situation, je me suis mise à pleurer et à supplier : Maman, je pourrai me marier plus tard. Je promets de réussir à l’école. Je pourrai bien m’occuper de papa et toi lorsque j’aurai un bon travail…

 

– C’est un bon parti Fanta. C’est un bon parti… Tu dois préparer quelques affaires rapidement. Je vais t’aider.

 

– Maman, non. Non… Plutôt mouri !

 

Avec des gestes furieux, ma mère s’est mise à trier et ranger mes affaires dans une petite valise pendant que je hurlais de désespoir.

 

En sortant de ma chambre, elle m’a lancée : Ressaisis-toi, ton comportement ne va pas plaire à ton père…Ne nous fais pas honte.

 

Là j’ai pensé : tu dois t’enfuir, Fanta, maintenant.

 

J’ai essayé de passer par la fenêtre de ma chambre mais elle était trop petite.

 

Juste à ce moment-là, j’ai entendu la voix remplie de colère de mon père : Dis à ta fille de venir ici tout de suite. Son mari l’attend.

 

Je suis sortie devant tout le monde en courant et en hurlant : Je ne veux pas me marier, je ne veux pas me marier…

 

Un homme m’a attrapée. Je me suis débattue avec toute mon énergie. J’ai griffé, hurlé…Un autre homme est venu au secours du premier.

 

Un troisième m’a portée fermement à l’épaule jusqu’à l’arrière d’une voiture où il m’a jetée, coincée entre deux hommes sans visage.

 

J’ai supplié mes parents en vain pendant qu’on m’éloignait de notre quartier.

 

Cette nuit-là, avant de consommer le mariage, cet homme prétendument mon mari m’a battue parce que je l’avais humiliée devant ses amis, et pour m’apprendre à rester à ma place.

 

On avait décidé que ma place n’était plus à l’école et que je devais me contenter de celle qui m’était assignée.

 

Excisée à sept ans avec une lame de rasoir.

 

Mariée de force à douze ans et demi.

 

Enceinte.

 

Accouchement horrible, avec de grosses complications.

 

Des problèmes urinaires, des douleurs lors des règles et des rapports sexuels, du fait de l’excision…

 

On me demande de sourire parce que la violence fait partie de la vie d’une femme, parce que cela a toujours été comme ça.

 

Cet homme me bat pour tout ou rien. Parce que j’ai brûlé la nourriture, parce qu’il a cassé le verre que j’avais mal posé sur la table, parce que j’ai mal répondu à sa question, parce que je suis restée silencieuse, parce que le bébé pleure la nuit, parce qu’il fait trop chaud dans la maison.

 

Je n’y comprends rien…

 

J’ai quatorze ans. Ma vie ne sera donc que souffrance ?

 

Je crie Non. On ne mutilera pas mon droit de dire « Non, ça suffit ! » Je ne veux plus être battue. Je ne veux pas que ma fille soit excisée ni qu’elle soit mariée de force plus tard.

 

Une voisine compatissante m’a mise en relation avec un réseau d’entraide de femmes. Des oreilles attentives, un accompagnement psychologique pour ne pas devenir folle, pour comprendre que je ne suis pas responsable de ce tout qui m’arrive.

 

Un métier à apprendre pour aller de l’avant. J’apprends la couture. Coudre d’élégantes tenues Wax pour des femmes. Pour réparer ce que la violence démolit.

 

Dès que je peux, en cachette, je rejoins ma marraine au sein de ce réseau. Elle m’aide à préparer mon départ du domicile.

 

Dès que je le pourrai, je reprendrai mes études.

 

Je veux apprendre à ma fille qu’il ne faut pas croire à la fatalité ni à la normalité des violences faites aux femmes. Oui c’est toujours possible d’agir pour sa dignité, pour reprendre sa vie en main.