Difficile de ne pas voir dans ce nouveau conservatisme émergeant une volonté de changer la vie des tunisiens dans le domaine vital de leur identité arabo-musulmane.
Les dernières élections présidentielles montrent que le désenchantement des tunisiens est fortement présent et que par sanction, mécontentement ou rejet, ils ont voté fortement pour deux candidats antisystème: l’islamo-conservateur Kaïs Saïed et l’homme d’affaires Nabil Karoui magnat des médias placé en détention sans être condamné pour blanchiment et fraude fiscale. Deux personnalités, aux programmes et aux méthodes de gouvernance radicalement opposés qui impacteront demain le système politique tunisien et ses normes sociétales.
Nabile Karoui revendique une conception libérale de l’économie avec paradoxalement une offre politique axée sur le social et la défense des démunis alors que Kaïs Saïed veut instaurer une souveraineté populaire fondée sur la charia comme référence juridique. Une thèse dangereuse qui constitue une véritable menace pour les institutions tunisiennes et le mode de vie tunisien et qui doit motiver tout républicain à ne pas voter pour ce candidat. Relevons quelques menaces qui annoncent que le pire est possible dès le 13 octobre prochain.
Une menace pour les institutions et le mode de vie tunisien
La première réside dans la détermination de Kaïs Saïed à rompre avec les institutions actuelles et nier le rôle des élus, des représentants du peuple et des instances intermédiaires. Car pour lui, tout obstacle (élection législative, partis politiques, société civile) à la volonté populaire exprimée par une voie directe (élections locales, décentralisation, référendum ou élection présidentielle) est rangé dans la catégorie des pièges de la démocratie représentative. D’ailleurs, il passe son temps sur les plateaux de télévision à détourner et travestir ce pilier de la démocratie et ses pratiques parlementaires qui seraient remplacées par la gouvernance locale. Surprenant que le spécialiste du droit constitutionnel ignore que la démocratie, comme le montre ses usages depuis l’antiquité dans la cité grecque d’Athènes, ne peut se réduire à la souveraineté populaire ni fonctionner sans représentants d’élus. Tout cela n’est pas sérieux de la part d’un universitaire et laisse plutôt présager la pire des républiques dans laquelle des comités de quartiers ou des conseils populaires contrôleraient sans aucun contrepouvoir démocratique tous les pouvoirs de la base au sommet.
Autre menace inquiétante de sa doctrine, l’attaque vigoureuse qu’il s’est autorisée contre l’économie libérale, les principes de l’Etat de droit, la modernité importée et les idéologies laïques et séculaires. Dans ses interventions le plus souvent confuses et approximatives, il se moque de la rationalité économique, des engagements diplomatiques ou des convenances médiatiques. Son ressort, c’est la souveraineté populaire et la colère du peuple, c’est le rejet des élites, c’est le réflexe arabo-nationaliste et son éternelle envie de revanche et de vengeance sur cet occident colonisateur et corrupteur. Bref un cocktail de passions, de fureurs et de naïveté qui traduit plus une confusion intellectuelle maquillée par ses gourous discrets comme une demande de restauration de la souveraineté du peuple.
Mais le véritable danger réside dans ses positions rigides et liberticides sur les questions relatives à l’identité, à l’égalité dans l’héritage, à la dépénalisation de l’homosexualité ou à la consommation du cannabis ou encore à l’abolition de la peine de mort. Comme toujours dans la grammaire islamo-populiste, cette course folle dans l’univers du conservatisme morale et religieux est mené au nom de la charia, des textes religieux et de la souveraineté du peuple. Une escroquerie intellectuelle qui embarque Kaïs Saïed indéniablement dans le chemin détestable de l’homophobie, de l’intolérance, du racisme, du puritanisme voire du terrorisme. Cette vision de la religion doit être dénoncée et combattue car elle accrédite la dangereuse thèse du choc des cultures et des civilisations partagées d’ailleurs par tous les fondamentalismes par delà leur différence. Elle a manifestement le vent en poupe et entend peser sur les affaires de la cité en faisant respecter selon la doctrine du guide, le principe selon lequel le bon peuple et non ses représentants doit toujours faire la loi.
Difficile de ne pas voir dans ce nouveau conservatisme émergeant une volonté de changer la vie des tunisiens dans le domaine vital de leur identité arabo-musulmane. L’on comprend dès lors pourquoi Kaïs Saïed engrange soutiens et désistement de tout le fleuve islamo-conservateur (Ennahda, ligue de protection de la révolution, parti Ettahrir et autres nébuleuses baathistes) et possède toutes les chances d’être élu à la magistrature suprême.
Faire barrage à l’aventure politique et au conservatisme religieux
Pendant ce temps là, l’élite qui gouverne et les esprits brillants de l’opposition démocratique restent sourds à cet avertissement et continuent leurs petites magouilles de petits politiciens qui tournent en rond et s’entre-dévorent, incapables de s’unir contre la catastrophe annoncée. Attitude suicidaire qui a largement contribué à la victoire de Kaïs Saïed au premier tour de l’élection présidentielle et va certainement, si le sursaut républicain n’est pas de mise, le confirmer à la présidence de la République le 13 octobre prochain.
La catastrophe qui se profile ne peut être conjurée qu’en opposant l’espérance et le pragmatisme à la peur, ce qui suppose que les forces républicaines qui combattent le projet islamo-conservateur et l’aventurisme politique appellent clairement à faire barrage à Kaïs Saïed.
Certes, personne ne peut compter sur ceux qui ont porté leur voix au candidat Premier Ministre Chahed. Ils feignent encore de ne pas voir de différences entre les deux finalistes, pour justifier une abstention et un vote blanc ignorant qu’au bout du blanc, c’est souvent le gris qui pointe. D’ailleurs, les arguments avancés sont grotesques car liés en fait à des vengeances et des rancunes qui auront inévitablement pour conséquence désastreuse la consécration de Kaïs Saïed
Nabil Karoui seul rempart à une possible dérive islamo-conservatrice
Mais si le climat politique actuel favorise règlement de compte et bataille d’égo mais aussi populisme, pan arabisme, intolérance, isolationnisme, comme on peut le voir tristement avec la candidature de Kaïs Saïed, il est aussi propice au pragmatisme, à la modération, à l’ouverture sur le monde et à la tolérance, comme on peut l’espérer dans la candidature de Nabil Karoui seul malheureusement rempart à une possible dérive fascisante.
C’est pour cela que l’on peut comprendre les nombreux démocrates tunisiens notamment de sensibilité de gauche, qui semblent tiraillés entre la volonté de faire barrage à l’aventure politique de Kaïs Saïed et celle, de ne pas donner à Nabil Karoui un chèque en blanc.
En premier lieu pour son programme jugé trop libéral: économie de marché revendiquée, quasi absence de la thématique environnementale, menace sur le secteur public, privatisation de la société… nombreux sont les sujets d’inquiétude pour ces électeurs, pourtant résolus pour une bonne partie à glisser dans l’urne, un bulletin au nom de “9alb Tounes”.
Ils sont nombreux également à se sentir pris au piège par cette élection présidentielle, car ils ne veulent pas apporter leur soutien à la personnalité controversée de Nabil Karoui, sa proximité assumée avec l’ancien régime, ses frasques avec la justice, ses relations avec Abdelhakim Belhadj, le chef de la milice islamiste Fajr Lybia, l’instrumentalisation de la charité à des fins politiques, mais qui refusent en bloc le programme de Kaïs Saïed. Dès lors, leur vote n’est pas un vote d’adhésion mais un acte républicain pour réduire le score du candidat conservateur.
Multiplier les signes d’un front républicain temporaire
Nabil Karoui doit être pleinement conscient du désarroi de ces tunisiens mais aussi de ses adversaires républicains notamment ceux de Abdelkrim Zbidi, de Nidaa, d’Al Jabha, d’Afek et bien d’autres. Il ne doit pas considérer, comme le font parfois ses conseillers que le vote en sa faveur est acquis d’avance et que tout bulletin dans l’urne équivaut à une adhésion à son programme. Au contraire, il doit multiplier les signes pour rassurer les composantes hétéroclites de la nouvelle coalition politique temporaire du front républicain.
C’est pour cela, quand il parle de son programme, il doit le faire pour prouver à tous les électeurs démocrates que ses propositions sont meilleures pour la Tunisie que celles de Kaïs Saïed, mais pas forcement mieux que celles de Jabha, Afek ou Tahya tounes. Il ne doit pas également perdre de vue, que la bataille actuelle n’est pas d’assurer une majorité pour 9alb Tounes mais pour élire un président digne d’une Tunisie plus juste, plus durable et plus démocratique.
Pour cela il doit s’engager d’une manière claire sur les fondements républicains d’une démocratie exemplaire: indépendance de la justice, séparation des pouvoirs, autonomie des contre-pouvoirs, égalité entre les hommes et les femmes, respect des droits humains et liberté de culte et de conscience. Comme il doit affirmer un principe fondamental du renouveau politique tunisien: “Ettawafok” (“le consensus”) n’est plus la solution, il est le problème de l’immobilisme politique en Tunisie. Alors l’ensemble des démocrates tunisiens auront d’excellentes raisons de voter Nabil Karoui.
Lofti Maherzi, docteur en sciences politiques